Chapitre 4
Angélique se retrouva assise sur sa couche de varech, dans la petite maison de bardeaux. Elle était abasourdie, et en même temps l'incident qui venait de se passer et qu'elle n'était pas très sûre encore de ne pas avoir rêvé avait comme dissipé la tension oppressante qui l'avait hantée tout le jour. Il lui semblait être brutalement retombée sur ses pieds et elle en éprouvait un certain soulagement. Ainsi elle s'était posé maintes fois la question angoissante : « Qui est fou ?... Colin, Joffrey, moi-même, les Anglais, les Huguenots, le père de Vernon ? » Tout à coup la réponse éclatait en évidente clarté. C'est elle qui est folle. Elle, la duchesse de Maudribourg.
Et à cette lumière bien des choses lui semblaient se remettre en place : les propos de Colin et ceux des deux pirates qu'elle prétendait avoir surpris et aussi ceux qu'elle prêtait à Joffrey, et même les paroles d'Abigaël chargée de s'informer de la part des protestants si les Filles du roi demeuraient à Gouldsboro, méfiance qui avait blessé Angélique. Soudain, passait fugitivement le visage hautain du jésuite fronçant les sourcils lorsque Angélique lui avait dit : « Vous vous êtes opposé à ce que les Filles du roi demeurent à Gouldsboro. »
Et lui : « Moi ? Je ne me suis pas mêlé de cette affaire... »
C'était bien pourtant Ambroisine qui lui avait dit, à elle : « Le père de Vernon s'y oppose absolument... Il craint pour l'âme de mes filles. »
Mensonges !... Travestissement de la vérité et des apparences par l'habileté d'un espoir égaré.
Il était assez inattendu que la révélation d'un aspect insoupçonnable de la personnalité de la duchesse, ses dispositions à des passions coupables qu'Angélique ne lui eût jamais prêtées, lui révélassent en même temps comme découlant de source sûre, que d'elle venaient tous les mensonges. Mais une logique se dégageait de ces événements troubles et décevants. La transformation d'Ambroisine, ce n'était pas une transformation. C'était son attitude première, celle qu'elle avait adoptée devant Angélique, de jeune femme d'œuvres, pieuse, dévouée, un peu exaltée de religion, puis dévoilant peu à peu les tourments cachés de son âme meurtrie, c'était ce personnage-là qui était un mensonge. La vraie Ambroisine, c'était celle qui tout à l'heure avait prononcé de si étonnantes paroles...
« Mais quelles étonnantes paroles ? » s'interrogeait-elle, de nouveau déconcertée et doutant de bien saisir la situation. Un être désaxé, s'égarant à la suite de libations un peu trop généreuses, s'abandonnant à des déclarations amoureuses insolites, dont demain elle aurait honte.
Non, en cela même ne résidait pas la solution du mystère... Folle, désaxée, oui, mais de là à la charger de tout le poids de la cabale sanglante et si nettement concertée qui s'attaquait à elle et à Joffrey, n'était-ce pas tomber dans l'excès contraire ?...
Puis, un aveu tombé d'Ambroisine lui revenait : « Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir... »
Alors, un instant, il lui paraissait avoir capté entre ses mains la véritable Ambroisine, et non celle aux. larges yeux de biche traquée qui gémissait : « Je ne peux supporter qu'un homme me touche... Vous ne pouvez savoir ce que c'est d'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique. »
Celle qui avait inspiré sa pitié. Qu'était-elle ? Dangereuse, amorale ou pitoyable ?
Comment savoir la vérité ? Qui pouvait parler sans fard d'Ambroisine de Maudribourg ? Ses protégés l'aimaient et la vénéraient visiblement.
Et elle s'avisait qu'elle n'avait jamais parlé avec quiconque de la duchesse de Maudribourg, de l'opinion que les uns ou les autres en avaient, ni avec Abigaël ni avec Joffrey.
Joffrey l'avait simplement renseignée sur le duc de Maudribourg, son mari, renseignements qui correspondaient à ce qu'Ambroisine lui en avait appris par la suite. Le comte avait reconnu aussi qu’elle était fort savante.
Mais ce qu'il pensait, lui, de la « bienfaitrice », elle l'ignorait, et cela lui causa, lorsqu'elle s'en avisa, une impression désagréable, comme chaque fois qu'elle associait dans sa pensée le nom d'Ambroisine à celui de Joffrey. Son mari ne lui avait pas tout dit au sujet de cette femme et même il lui semblait qu'il avait voulu lui cacher certains faits. Avait-elle donc été dupe ? Les gens ne parlaient pas d'Ambroisine de Maudribourg, c'était un fait. Hasard ou réflexe, de crainte ou d'incertitude ?
Elle évoquait la scène sur la plage de Gouldsboro quand elle avait vu tous les yeux des hommes présents, même ceux de Joffrey, fixés sur Ambroisine. La voyaient-ils en cet instant comme elle l'avait vue tout à l'heure ? Transfigurée par on ne sait quelle flamme intérieure et joie surhumaine.
« Dieu ! Qu'elle était belle ! » se dit-elle avec effroi.
Quel homme pouvait résister à l'attirance de cette beauté si elle lui devenait perceptible ? Est-ce là le charme dont se pare toute femme lorsqu'elle aime vraiment et que le désir la possède ?... « Est-ce que j'ai cette tête-là, moi, quand Joffrey me prend dans ses bras ?... Oui, peut-être ? »
Mais encore ! L'anomalie ne venait pas seulement de là. Une femme usant de ses charmes, retenant l'attention... Cela ne suffisait pas pour qu'Angélique s'écriât aussitôt : « C'est ELLE qui est folle ! Les mensonges, tous les mensonges, c'est ELLE... »
Alors, repensant à la scène récente qui s'était déroulée entre elle et Ambroisine, elle comprit ce qui était insolite, anormal, c'était la frayeur absolument indescriptible qu'elle avait éprouvée lorsque Ambroisine avait noué ses bras autour d'elle.
Or, le fait en lui-même ne méritait pas tant d'effroi.
Bien qu'il fût pour la surprendre, car pas un instant jusqu'alors la pensée ne l'avait effleurée que la pieuse et ravissante veuve pût sacrifier au culte de Sapho.
Au contraire, si un soupçon l'avait effleurée, ç'avait été pour craindre la puissance du charme de Joffrey sur une nature qui paraissait douée de tous les attributs de la séduction féminine : beauté, jeunesse, intelligence, grâce, puérilité, et qui auraient pu user à son tour de ses armes pour conquérir cet exceptionnel personnage, ce grand seigneur du bout du monde que bien peu de femmes pouvaient considérer avec indifférence.
Angélique avait craint pour Joffrey. Elle devait se l'avouer franchement maintenant. Et voici que c'était à elle qu'Ambroisine faisait des déclarations...
Il y avait de quoi demeurer quinaude. Mais pas de quoi se pétrifier de terreur comme elle l'avait fait.
Au cours de son existence et surtout de sa vie à la Cour, elle avait eu à se tirer de situations plus épineuses que celles de refuser les avances amoureuses d'une femme. À la Cour, tous les plaisirs régnaient. C'était le poison dont se grisait cette foule avide, folle de contenter ses sens sollicités par toutes les jouissances terrestres.
Chacun buvait à la coupe qui lui paraissait la plus savoureuse ou la plus prometteuse de sensations nouvelles, le dixième commandement étant enfreint de toute façon, dès que le corps était en jeu. L'idée du péché ajoutait un piment supplémentaire aux délicieuses défaillances des sens et aussi la peur de l'Enfer auquel, naturellement, on voulait échapper. Heureusement les aumôniers étaient là pour ça...
Dans ce ballet mi-céleste, mi-infernal qui se menait à Versailles, la beauté d'Angélique l'avait placée maintes fois dans la nécessité de causer de cruelles déceptions. Mais c'était dans les règles du jeu.
Par expérience, et aussi guidée par son instinct naturel, le respect inné qu'elle avait d'autrui et qui la rendait indulgente aux passions humaines, s'il ne s'y mêlait pas de cruauté, elle avait acquis la science de préserver sa liberté et ses sentiments sans se faire d'ennemis. Sauf avec le roi, évidemment ! Mais c'était une autre question.
Alors pourquoi cette panique qui l'avait paralysée au point même de la laisser un moment sans réaction comme un lapin stupide devant le serpent.
Le serpent ! Encore cette image ! « C'est parce qu'elle est folle, sans doute... la vraie folie inspire la peur... Non, j'ai eu peur dans ma vie et j'ai rencontré des fous... Mais, tout à l'heure, c'était autre chose ! C'était comme toutes les terreurs mêlées... Le mythe terrifiant ! Le Mal !... Qui est-elle ? »
Elle se leva prise d'une inspiration subite. Il y avait quelqu'un à Port-Royal qui, peut-être, pourrait lui parler ouvertement sur la duchesse de Maudribourg, quelqu'un qui la détestait cordialement et ne le cachait pas. Connaître les raisons de cette antipathie aiderait peut-être Angélique à se faire un jugement plus exact sur l'étrange créature.
Elle sortit de la maison. L'orage lointain continuait de rouler au fond de l'horizon ténébreux. Mais un silence ouaté pesait sur le village. Il semblait qu'on dormît solidement et la conscience pure à Port-Royal.
Elle descendit la côte jusqu'aux premières maisons qui bordaient la plage.
En approchant du logis de Cantor, elle vit briller la lampe derrière la lucarne entrouverte et s'arrêta. Était-il seul ? Sait-on jamais avec ces jeunes gens ! Mais, jetant un coup d'œil à l'intérieur, elle sourit. Car il s'était endormi la main encore tendue vers un énorme panier de cerises qu'il avait posé près de sa couche sur un escabeau. Malgré la forte musculature de son beau corps d'adolescent, sur lequel il avait jeté négligemment une couverture, il ressemblait toujours, à ses yeux, au petit Cantor joufflu, qui s'endormait jadis, chaque soir, comme un ange. Dans l'entremêlement de ses boucles d'un blond mordoré, son visage tanné, sa bouche renflée, un peu boudeuse – la bouche des Sancé de Monteloup – ses paupières aux longs cils soyeux, gardaient la candeur de l'enfance.
Elle pénétra subrepticement dans la cahute et vint s'asseoir à son chevet.
– Cantor !
Il sursauta, ouvrit les yeux.
– Ne crains rien. Je suis seulement venue te demander un avis. Que penses-tu de la duchesse de Maudribourg ?
Elle le prenait au débotté, afin qu'il n'eût pas le temps de se méfier et de se refermer sur lui-même à son habitude.
Il s'assit, à demi appuyé sur un coude, et la regarda d'un air soupçonneux.
Elle attrapa le panier de cerises et le posa entre eux deux. Les fruits réjouissaient l'œil et le palais. Ils étaient énormes, brillants et vraiment d'un rouge cerise étincelant.
– Donne-moi ton opinion, insista-t-elle. J'ai besoin de savoir ce que tu sais d'elle.
Il prit le temps de croquer deux cerises et de cracher les noyaux.
– C'est une putain, déclara-t-il enfin avec solennité, la plus effroyable putain que j'ai rencontrée dans ma vie.
Angélique n'osa pas lui faire remarquer que sa vie ne comptait que quinze années et que, dans ce domaine un peu particulier, elle était plus courte encore.
– Qu'entends-tu par là ? demanda-t-elle d'un ton neutre, tout en prenant une poignée de cerises et en contemplant dans le creux de sa main leur rubis étincelant.
– Qu'elle débauche tous les hommes, dit Cantor, et même mon père... Elle a essayé... et même moi.
– Tu es fou, dit Angélique en sursautant. Veux-tu dire... Veux-tu dire qu'elle t'a fait des propositions ?
– Mais oui ! affirma Cantor avec un mélange d'indignation et de satisfaction naïve, pourquoi pas ?
– Un gamin de seize ans... Une femme de cet âge... et puis... non, c'est impossible, tu perds la tête !
Qui était fou ?... Tous, et chacun, semblait-il. Bien qu'elle fût préparée, depuis ce soir, à tout entendre, le renversement était trop brutal de l'image qu'elle s'était faite d'Ambroisine de Maudribourg, pieuse, pudique et même frigide, éloignée de l'amour et des hommes, un peu enfantine, guindée, dame d'œuvres, Ambroisine, agenouillée récitant le chapelet pendant des heures avec toute sa troupe fidèle.
– Les Filles du roi ont pour elle un respect, une considération filiale... Si elle était ainsi... elles le sauraient...
– Je ne sais pas comment elles se débrouillent avec elle, dit Cantor, mais, ce que je sais, c'est qu'elle a mis tout Gouldsboro à l'envers... Pas d'homme, vous dis-je, qui n'aurait eu droit à ses assauts et qui saura ceux qui ont succombé... J'ai mes idées là-dessus et ce n'est pas pour me donner de l'estime pour certaines gens...
– Mais c'est fou ! répéta Angélique, s'il se passe tout cela à Gouldsboro ces temps derniers, je m'en serais aperçue...
– Pas forcément !...
Et il ajouta avec une sagacité surprenante :
– Lorsque tout le monde ment, on a peur, on a honte, on se tait pour une raison quelconque. Il est difficile de voir clair. Vous aussi, elle avait su vous circonvenir à sa façon. Et pourtant elle vous hait comme je ne pense pas qu'on puisse pousser plus loin la haine... « C'est ta mère qui te veut sage ? me disait-elle lorsque je repoussais ses avances. Et tu veux lui obéir comme un bon petit garçon, comme tu es sot ! Elle n'a pas à te garder pour elle. Elle croit que tout le monde l'aime et que l'on se rend de bonne grâce à son pouvoir, mais il est facile au fond de l'abuser en attendrissant son cœur. »
– Si elle a dit cela... s'exclama Angélique, suffoquée, si elle t'a parlé ainsi... à toi !... mon fils ! Alors... elle est véritablement diabolique...
– Oui, elle l'est ! dit Cantor.
Il repoussa sa couverture et attrapa son haut-de-chausses.
– Venez avec moi, décida-t-il, je pense qu'à cette heure de la nuit je vais pouvoir vous fournir sur elle quelques preuves intéressantes...
Ils traversèrent une partie du village. Instinctivement, ils marchaient sans bruit comme ils avaient appris à le faire au contact des Indiens.
La nuit était encore profonde. Bien des chandelles, de ceux qui tardivement œuvraient, s'étaient éteintes. Cantor paraissait voir dans l'obscurité comme les chats. Il guidait sûrement sa mère. Ils parvinrent à une sorte de petite place où les maisons s'espaçaient au pied de la colline.
Cantor désigna l'une d'elles, assez vaste d'apparence avec un petit perron de bois. Elle était accotée aux premiers degrés de la pente qui montait vers les arbres et le sommet du promontoire.
– C'est là qu'elle loge, la « Bienfaitrice », chuchota Cantor, et je parie qu'à cette heure de la nuit elle n'est point seule mais en compagnie galante.
Il désigna à Angélique un rocher derrière lequel elle pourrait se dissimuler sans perdre de vue les abords de la maison.
– Je vais aller frapper à la porte, sur le devant. Si, comme je présume, il y a un homme à l'intérieur qui ne tient pas à être reconnu, il se sauvera par cette fenêtre sur l'arrière. Vous ne pouvez pas manquer de l'apercevoir et de le reconnaître, car il y a assez de lune qui passe à travers les nuages...
Le jeune garçon s'éloigna. Angélique attendit, les yeux fixés sur l'arrière obscur de la maison.
Les instants s'écoulèrent. Puis il y eut un certain remue-ménage et comme l'avait prévu Cantor, quelqu'un enjamba la lucarne, sauta et prit ses jambes à son cou. Elle crut d'abord que celui qui se sauvait ainsi se sauvait en chemise, mais reconnut, flottant au vent de sa course, la bure du frère Marc, le Récollet, aumônier de M. de Saint-Aubin sur la rivière Sainte-Croix. Dans sa hâte, il n'avait même pas pris le temps de lier sa cordelière.
Angélique resta bouche bée.
– Eh bien ! interrogea Cantor en la rejoignant un peu après. Il se déplaçait avec une telle célérité silencieuse qu'elle ne l'avait pas entendu revenir.
– Je suis sans parole, avoua-t-elle.
– Qui était-ce ?
– Je te le dirai plus tard.
– Vous me croyez maintenant ?
– Oui, certes !
– Qu'allez-vous faire ?
– Rien... Rien, pour l'instant. Il faut que je réfléchisse. Mais, tu avais raison. Merci de ton aide. Tu es un bon garçon. Je regrette de ne pas t'avoir demandé conseil plus tôt.
Cantor hésitait à la quitter. Il sentait que sa mère était mortifiée et regrettait presque le trop complet succès de sa ruse.
– Va, insista-t-elle, va te recoucher maintenant, va dormir avec tes cerises.
Elle s'attendrit de le voir s'éloigner si jeune, si pur, si droit encore. Il avait la rectitude et la beauté de l'archange justicier.
Lorsqu'il eut disparu dans la nuit, elle descendit à son tour vers la maison, monta les degrés du perron pour frapper au vantail.
La voix d'Ambroisine s'éleva, irritée, de l'intérieur.
– Qui est-ce, par la fin ? Qui frappe ainsi ?
– Moi, Angélique.
– Vous !...
Elle entendit Ambroisine se lever et peu après la duchesse tirait le loquet et entrouvrait la porte.
La première chose qu'Angélique aperçut, en pénétrant dans la pièce, ce fut à terre près de la couche la cordelière oubliée du moine. Ostensiblement, elle alla la ramasser et la plia, tout en regardant Ambroisine.
– Pourquoi m'avez-vous raconté toutes ces histoires ?
– Quelles histoires ?
Une veilleuse à huile de phoque brillait sur un escabeau. Elle éclairait le visage pâle d'Ambroisine, ses yeux dilatés, sa somptueuse chevelure épandue, du même noir que la nuit.
– Que vous faisiez fi de l'amour, des hommes, que vous ne pouviez supporter que l'un d'entre eux vous touche ?...
Ambroisine la considéra en silence. Une lueur d'espoir effleura ses traits tandis qu'un sourire quémandeur naissait sur ses lèvres...
– Jalouse ?
Angélique haussa les épaules.
– Non, mais je voudrais comprendre. Quelle nécessité aviez-vous de me faire de telles confidences ? Que vous êtes une victime, que la brutalité des hommes vous a rendue à jamais incapable de connaître le plaisir, qu'ils vous répugnent, que vous êtes froide, insensible...
– Mais je le suis ! s'écria Ambroisine d'un ton tragique. C'est vous qui m'avez poussée à cet acte insensé par vos refus. Ce soir, j'ai pris le premier homme qui me pressait de l'agréer pour me venger de vous, pour essayer au moins d'oublier les tourments dans lesquels vous me jetiez. Et, voyez-vous, n'est-ce pas affreux... un prêtre !... j'ai commis ce sacrilège... Détourner un homme de Dieu... Mais, depuis Gouldsboro, il me suivait, me suppliait. En vain, essayais-je de le ramener à ses devoirs. Vous n'avez pas compris pourquoi ce religieux avait voulu vous accompagner à Port-Royal. Eh bien ! Voici la vraie raison... Et je ne sais plus que devenir au milieu de tant de tourments, la concupiscence des hommes, votre dureté à vous...
Elle releva la tête brusquement.
– Comment avez-vous su que je ne dormais pas seule ? Vous m'avez suivie ? Vous vouliez savoir ce que je faisais ? Vous ne me haïssez donc pas ? Vous vous intéressez à moi !...
Il y avait une anxiété si angoissée et si avide derrière ces dernières questions que, fugitivement, Angélique ressentit s'éveiller sa pitié, et ce sentiment dut se voir dans son regard, car Ambroisine traversa la pièce et vint follement se jeter à ses genoux, l'enlaçant de nouveau, la suppliant de lui pardonner, de ne point la repousser et de l'aimer. Mais à son contact renaissait ce sentiment de répulsion et de peur qu'elle avait déjà éprouvé tout récemment.
Et elle voyait clairement la vérité, avec une lucidité effrayante. La femme qui se tenait là ni ne l'aimait ni même ne la désirait comme elle l'affirmait de sa belle bouche mensongère. Elle voulait seulement sa perdition ! Poussée par une haine farouche, une jalousie implacable et on ne sait quelle volupté de destruction, elle la voulait déchue, morte, vaincue à jamais. Elle, Angélique !...
– Assez, fit-elle en la repoussant, assez, je n'ai que faire de vos transports ! Réservez-les à vos dupes. Je n'ai été que trop la vôtre. Mais vous en avez fini avec moi...
À demi renversée, à ses pieds, Ambroisine de Maudribourg la considéra un instant en silence.
– Je vous aime, chuchota-t-elle d'une voix haletante.
– Non, répliqua Angélique, vous me haïssez et vous voulez ma mort. J'ignore pourquoi ? Mais c'est ainsi, je le sens.
Le regard d'Ambroisine changea encore. Elle se prit à examiner Angélique avec une attention perçante et froide qui donnait la chair de poule.
– On me l'avait dit que vous n'étiez pas une adversaire facile, murmura-t-elle.
Angélique fit un effort pour s'arracher à la peur visqueuse qui à nouveau s'insinuait en elle. Elle se dirigea vers la porte.
– Ne partez pas, jeta Ambroisine tendant vers elle son bras nacré, et ses doigts écarquillés ressemblaient à des griffes, je vais mourir si je ne peux vous conquérir.
À terre, à demi nue, sur la plaque écarlate de son grand manteau de satin où la lumière faisait courir des reflets de sang, elle donna l'impression à Angélique qu'elle se trouvait mêlée à un cauchemar de l'Enfer de Dante.
– Je sais pourquoi vous me dédaignez, reprit l'autre, vous voulez réserver votre passion à celui que vous aimez. Mais lui ne vous aime pas. Il est trop libre de lui-même pour s'enchaîner à une seule femme. Sotte qui vous imaginez que vous régnez sur son esprit et sur son cœur...
– Personne ne règne sur lui, ni ne l'enchaîne... Il m'a choisie quand il l'a voulu...
Angélique, la main sur le loquet, sentait son cœur défaillir de doute et d'angoisse. Vulnérable dès que l'on parlait de lui, elle ne comprenait pas qu'Ambroisine avait trouvé le seul moyen de la retenir et de la faire souffrir et en usait avec délectation.
– Vous souvenez-vous lorsqu'il me parlait un soir sur la plage ? Vous avez eu peur... et vous aviez raison d'avoir peur. Vous m'avez demandé : « De quoi parliez-vous avec mon mari ? » Je vous ai répondu : « de mathématiques »..., parce que j'avais pitié de vous. Je pensais aux propos d'amour fous, bouleversants qu'il venait de m'adresser et je vous voyais si inquiète, si jalouse... Malheureuse ! Vous avez bien tort de lui réserver tant de passion. Voyez comme il vous trompe sans scrupule... Vous ignoriez qu'il m'avait donné rendez-vous à Port-Royal. Vous ne saviez même pas qu'il y viendrait.
– Il n'y était même pas, rétorqua Angélique en se ressaisissant.
Avait-elle oublié sa récente découverte que toute parole d'Ambroisine était imprégnée de mensonges. Une fois de plus elle venait de tomber dans le piège.
– Il y viendra, dit la duchesse sans se laisser déconcerter, il y viendra, vous verrez... et pour moi seule.