Le chemin de l’amour est pavé de chair et de sang.
Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes !
« C’est un château neuf à demi construit dans un château vieux à demi détruit », a dit un jour le duc de Brissac en évoquant son grand château des bords de Loire. En fait, s’il ne manque ni d’allure ni de majesté, Brissac n’en offre pas moins une image inhabituelle : celle d’une sorte de donjon que l’on aurait construit dans le plus pur style Louis XIII coincé entre des tours essentiellement médiévales. Cela donne cinq étages de hautes fenêtres, de chaînages de pierre, de frontons et de pilastres appartenant à des ordres divers. Mais ce sont cinq étages de grandeur sur lesquels a coulé l’histoire de France car cette demeure fut, de tout temps, celle de grands serviteurs du royaume, de ces serviteurs que l’on ne saurait contester.
Comme beaucoup de châteaux en pays angevin, Brissac fut à l’origine l’un de ces énormes quadrilatères de pierre comme aimait à en construire le Faucon noir, le redoutable comte d’Anjou. Évidemment, il ne reste rien en surface de cette première forteresse sinon peut-être quelques pierres qui eurent l’honneur de voir passer le roi Philippe Auguste au jour de l’Ascension de l’an 1200.
Il faut attendre le XVe siècle pour voir monter dans le ciel angevin les grosses tours de Brissac. À cette époque – en 1434 – le roi Charles VII, enfin maître chez lui et pratiquement débarrassé des Anglais, s’est donné pour ministre un homme qui représente à lui seul la chevalerie dans ce qu’elle eut de plus achevé, Pierre de Brézé.
Pour l’avoir rencontré plus d’une fois au détour de l’Histoire, j’avoue un faible pour cet homme exceptionnel, pour cette absolue réussite de la création. Rarement, en effet, on a vu autant de hautes qualités réunies en un seul homme. Pierre de Brézé fut un guerrier redoutable, un véritable preux, un ministre intelligent et avisé, un grand seigneur achevé. En outre, il portait le cœur le plus noble sous l’apparence la plus séduisante, la plus prestigieuse qui soit. C’était une assez bonne incarnation de Lancelot du Lac. Et pour que la ressemblance soit plus complète, ajoutons que Pierre de Brézé ne vécut que pour l’amour d’une femme mais que cette femme était reine d’Angleterre.
Elle est bien jeune la petite Marguerite d’Anjou, nièce de Charles VII, quand le 23 mai 1445 – il y a alors onze ans que Brézé a acheté la terre de Brissac – les cloches de Saint-Martin de Tours sonnent ses fiançailles avec le jeune roi d’Angleterre Henri VI ; mais sa beauté est déjà célèbre. Les mots sont impuissants d’ailleurs à traduire l’éblouissement de ceux qui eurent le privilège de contempler cette enfant de quinze ans qui joignait la grâce et l’élégance à un éclat exceptionnel.
Durant l’hiver qu’elle passe à la cour de son oncle de France en attendant que sonne l’heure du départ pour l’Angleterre, Marguerite moissonne les cœurs. À commencer par celui de Brézé. Celui-ci se fait son chevalier et porte ses couleurs dans les tournois. Au Conseil, il ne cesse de défendre ses intérêts de future souveraine.
De son côté, Marguerite s’est sentie émue par cette grande conquête mais, à cette époque, l’échange de sentiments ne dépassera pas le plan de l’amitié. Brézé possède un sens de l’honneur trop élevé pour donner libre cours à son amour. Or, Marguerite est fiancée ; autant dire mariée. Elle est reine, en outre, et toutes ces choses la lui rendent sacrée. Quand viendra l’heure du départ, Brézé gardera le silence mais ce silence cache une profonde douleur. On ne sait alors ce que pense la jeune reine qui, déjà, regarde un peu trop tendrement vers l’ambassadeur anglais Suffolk.
Pierre et Marguerite se reverront quinze ans plus tard quand, fugitive après la bataille de Towton qui fut la plus cruelle de la guerre des Deux-Roses – cette lutte fratricide qui portait un si doux nom ! – Marguerite vient demander aide et asile à la France.
Le royaume est celui de Louis XI mais Pierre de Brézé, qui a cinquante-quatre ans à présent, en est encore le ministre. Marguerite pour sa part a changé : elle a trente-deux ans et une bonne moitié de l’Angleterre la hait. Ce sont de ces choses qui marquent une femme. Pourtant, elle est toujours aussi belle et aussitôt Brézé retombe sous le charme. Cette fois, il voit son amour récompensé et reçoit même le précieux privilège d’accompagner sa reine en Angleterre quand, avec l’aide de Louis XI, elle reprend pied dans son royaume révolté.
Mais sa cause est maudite. En dépit de sa vaillance, Brézé réussit tout juste à sauver la reine et son fils tandis que le malheureux Henri VI, tombé dans la folie, reste aux mains de la faction d’York, les gens de la rose blanche. Puis il les ramène en France. Hélas, la reine déchue ne gardera plus longtemps auprès d’elle cet amour si fidèle. Quelques mois plus tard, en 1465, Pierre de Brézé est tué à la bataille de Montlhéry en défendant son roi. Brissac change de maître.
Le fils que Pierre de Brézé a eu de son mariage avec Jeanne du Bec-Crespin devient, au château, le héros d’une sombre histoire : marié à Charlotte de France, l’une des filles légitimées que Charles VII a eue d’Agnès Sorel, il la surprend un soir en trop tendre compagnie alors qu’il rentre inopinément au château. La réaction est immédiate : il la tue ainsi que son amant. Cette tragédie qui pèsera sur toute la jeunesse de leur fils, futur grand sénéchal de Normandie et époux de Diane de Poitiers, garde à Brissac des prolongements : on dit que certaines nuits l’ombre blanche de Charlotte erre sur les tours et au long des salles obscures.
Louis de Brézé rencontra-t-il le fantôme de sa mère ? Il est certain qu’il attendra de longues années avant de prendre femme et que la superbe Diane n’enfreindra jamais les lois du mariage tant qu’il sera en vie.
Diane ne viendra jamais à Brissac. Le château a changé de propriétaire en 1502. Les Cossé, dont les descendants en sont toujours maîtres, règnent alors sur le château.
Chambellan du roi Charles VIII, René de Cossé, qui devient Cossé-Brissac, est un homme sage et prudent. Après la Guerre folle, il obtient de son roi qu’il épargne le chef de cette révolte insensée des grands. C’est le duc Louis d’Orléans qui, devenu par la suite le roi Louis XII, saura se montrer reconnaissant.
D’ailleurs, le dévouement à la cause royale fait partie intégrante des vertus de la famille. On le verra bien après le désastre de Pavie. Quand Charles Quint aura consenti à rendre sa liberté à François Ier qu’il tenait prisonnier à Madrid en exigeant que ses fils viennent le remplacer dans sa prison, René et Charlotte de Cossé-Brissac obtiendront de partir avec les jeunes princes afin de veiller sur eux, ce qu’Henri II n’oubliera pas.
Intermède poétique : la fille de la belle Anne de Cossé-Brissac et du sire de Surgères sera cette Hélène pour qui Ronsard vieillissant soupirait :
Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.
Évidemment, la poésie n’est pas monnaie courante dans une famille où l’on compte plus de grands soldats – deux maréchaux de France ! – que d’écrivains, exception faite pour le duc actuel.
Une génération plus tard, nous trouvons Charles II, futur maréchal, gouverneur de Paris pour la Ligue. Cette fois il s’agit de battre un roi en qui, bien que choisi par son prédécesseur Henri III, Cossé-Brissac refuse de voir son nouveau souverain parce qu’il est protestant. Mais lui aussi est un homme sage et il aura l’intelligence, après s’être convaincu lui-même, de convaincre ses compagnons d’ouvrir la capitale au nouveau converti, mettant ainsi fin à l’une des périodes les plus meurtrières de l’histoire de France. Après quoi, chargé d’honneurs, il se retire tranquillement sur ses terres où il a fort à faire pour remettre au goût du jour son vieux Brissac.
Il en charge l’architecte Jacques Corbineau qui se met à l’œuvre et édifie le grand corps de logis. Mais, en 1621, meurt le maréchal-duc et les travaux en resteront là. Brissac demeura tel qu’il était. Tel il est toujours.
Au XVIIIe siècle, le septième duc devient lui aussi maréchal de France à la suite de nombreux exploits mais c’est à son fils Louis-Hercule que va échoir une belle et tragique histoire d’amour, d’amour quasi royal… avec Mme du Barry.
Alors que la belle comtesse n’était encore que favorite de fraîche date, son appartement du troisième étage, au palais de Versailles, voisinait avec celui du colonel des Cent-Suisses qui n’était autre que Louis-Hercule. Du voisinage naquit une amitié. Il est étonnant de voir comment les maîtres de ce château s’entendent à susciter l’amitié avant de faire naître l’amour.
L’amitié a duré. Elle a même résisté à la disgrâce de la comtesse. En effet, celle-ci, à la mort de Louis XV, a été contrainte de se retirer d’abord à l’abbaye de Pont-aux-Dames, puis, quand elle eut donné suffisamment de gages de sagesse et de fidélité à la royauté, au petit château de Saint-Vrain où il lui fut loisible de recevoir quelques amis.
Ils étaient bien rares, alors, ceux qui se risquaient à visiter la disgraciée. Louis-Hercule fut de ceux-là. Il vint et revint à Saint-Vrain puis, quand Mme du Barry eut retrouvé son cher château de Louveciennes, il en fut un habitué assidu.
En 1780, la mort de son père en fit le huitième duc et le roi le nomma gouverneur de Paris. C’est alors qu’éclata entre les deux anciens amis une passion sans doute tardive – le duc avait vingt ans de plus que Mme du Barry – mais qui allait les accompagner jusqu’au bout de leur chemin sur la terre.
Malgré la peine extrême qu’ils se donnèrent d’abord pour cacher leur amour, ce fut bientôt un secret de Polichinelle et, peu à peu, les deux amants se cachèrent moins. La comtesse en vint même à ne plus descendre que chez son ami, rue de Grenelle, lorsqu’elle venait à Paris. Leur passion grandissait sans cesse comme si tous deux devinaient que le temps leur était compté.
Vint la tourmente révolutionnaire. En 1792, à Versailles, le duc de Brissac est assassiné par des émeutiers. On lui tranche la tête et, cette tête si fraîchement coupée, on la porte à Louveciennes, on la jette aux pieds de Mme du Barry. On sait qu’elle-même ne lui survivra que de quelques mois et finira, comme tant d’autres, sur l’échafaud.
Le château de Brissac eut fort à souffrir de la Révolution et il lui fallut attendre dans la désolation, durant de longues années, que viennent des temps meilleurs. Ils arrivèrent au milieu du XIXe siècle quand la richissime Jeanne Say, appartenant à une grande famille d’industriels du sucre, devint marquise de Brissac. Elle entreprit de restaurer le vieux château avec autant de soin que de générosité. Ses descendants ont continué l’œuvre entreprise pour que, sous le doux ciel angevin, Brissac demeure fidèle à lui-même, à son grand passé et à l’image qu’en ont gardée tous ceux qui l’ont aimé…
HORAIRES D’OUVERTURE
Avril, mai, juin, septembre et octobre
10 h-12 h 15 et 14 h-18 h
(fermé le mardi)
Juillet et août 10 h-18 h
C’est le château le plus haut de France.
http://www.chateau-brissac.fr