Mareuil-en-Brie Les amours de la jeune captive

Pour moi Palès encore a des asiles verts,

Les amours des baisers, les Muses des concerts ;

Je ne veux pas mourir encore.

André CHÉNIER

La première quinzaine du mois de mars 1794 s’achève. Dans toute la France, la Terreur fait rage. À Paris, sur la place du Trône-Renversé, la guillotine dévore quotidiennement des fournées terrifiantes de victimes. Soixante, soixante-dix ou même quatre-vingts têtes roulent chaque jour, libérant une marée sanglante entre les beaux pavillons jumeaux naguère construits par l’architecte Ledoux. La folie des hommes, la haine du semblable atteignent des sommets difficiles à égaler. Et pourtant, au milieu de cette horreur, il se trouve encore des gens qui s’arrangent pour être heureux. Et le plus étonnant est qu’ils appartiennent à l’aristocratie et même que leur sang compte parmi les plus bleus.

À une trentaine de lieues de Paris, aux confins de la Brie et de la Champagne, les murs élégants du château de Mareuil, propriété par mariage de la famille de Coigny, abritent deux amants qui semblent décidés à oublier tout ce qui n’est pas leur commune passion. Ils sont tellement absorbés l’un par l’autre qu’ils ont tout oublié du monde extérieur. Ils ne voient rien. Ils n’entendent rien. Ils sont ailleurs.

Il est vrai qu’elle a vingt ans, qu’il en a vingt-cinq et que la nature s’est montrée tellement généreuse avec eux que c’en est presque un scandale. Ils ont tout : beauté, esprit, jeunesse, noblesse et suffisamment de fortune pour ne pas se soucier du lendemain. Elle, c’est Aimée de Franquetot de Coigny, duchesse de Fleury, ex-duchesse plutôt, car elle vient de profiter des lois nouvelles pour divorcer. Elle est petite mais faite au moule avec de magnifiques cheveux châtain doré, des yeux de velours sombre presque trop grands pour son visage. Elle possède en outre un sourire irrésistible et une fabuleuse confiance en elle-même. Il est vrai que depuis son mariage, quatre ans plus tôt, avec le duc de Fleury, sa beauté a émerveillé la ville et ce qu’il restait de cour. Elle en a beaucoup usé aussi : à peine mariée, elle trompait son duc avec le très séduisant duc de Lauzun dont on disait qu’il avait été l’amant de Marie-Antoinette, partageant d’ailleurs cette réputation avec l’oncle de la folle duchesse, l’irrésistible Henri de Coigny.

Son compagnon, à Mareuil-en-Brie, c’est le comte Casimir de Montrond, grand garçon un peu rousseau, bien bâti et pourvu d’yeux d’azur candides tout à fait à leur place dans un teint rose de bébé. Mais c’est loin d’en être un. C’est même un bourreau des cœurs. Spirituel, insouciant, insolent, celui que les femmes appellent « le beau Montrond » et son ami Talleyrand « l’Enfant Jésus de l’enfer », a fait plus de conquêtes que Don Juan.

L’amour d’Aimée et de Casimir est né à Londres où tous deux s’étaient réfugiés – mais séparément – après les massacres de septembre 1792. Jusque-là ils se connaissaient à peine. En revanche, Montrond connaissait bien le duc de Fleury qui était son chef au régiment de Mestre-de-Camp-Général et surtout son compagnon de jeu le plus habituel.

Les Fleury avaient effectué auparavant un voyage en Italie où Aimée s’était efforcée d’oublier son cher Lauzun, passé au service de la Révolution et devenu tout uniment le général Biron. Elle avait trouvé quelques consolations avec l’ambassadeur anglais, lord Malmesbury. C’était lui qui avait conseillé l’Angleterre. Sur le chemin, Aimée en avait profité pour revoir Lauzun et demander la séparation de biens mais le bain de sang de septembre l’avait épouvantée et elle s’était hâtée de rejoindre Londres avec quelques amis. Peu de temps après, elle devenait avec enthousiasme la maîtresse de Montrond.

Londres ne leur plut guère, ni la manière de vivre des Anglais. Ils avaient du mal à respirer loin de la France et, en janvier 1793, alors que la tête de Louis XVI tombait, ils réintégrèrent Paris. Où tout de même les allées et venues de cette inconsciente duchesse finirent par éveiller l’intérêt de la police.

Le 16 mars, Aimée était arrêtée et conduite devant l’officier de police Descoings chargé de l’interroger. Et là, il faut bien avouer que la folle Aimée s’en tira avec l’habileté d’un vieux diplomate. Mais non, elle n’avait pas émigré ! Elle avait quitté Paris après septembre, simplement pour la province. Où était-elle ? Mais dans la maison de Mareuil-en-Brie qu’elle tenait de sa mère. Quant à son ci-devant mari elle s’intéressait si peu à ce qu’il devenait qu’elle demandait le divorce sur l’heure. Elle ajouta qu’elle avait régulièrement payé ses impôts fonciers pour Mareuil et même fait un « don patriotique ».

En foi de quoi on la relâcha et même on la divorça. Elle prit avec empressement le chemin de Mareuil où Montrond l’avait précédée et l’attendait impatiemment. Tous deux se hâtèrent d’y oublier leurs angoisses dans les délices des amours illégitimes.

De temps en temps tout de même, on se disputait et Montrond en profitait pour aller prendre le vent à Paris et s’efforcer de renseigner son ami Talleyrand, encore à Londres. Mais il revenait bien vite goûter le charme des réconciliations. Ce jour-là pourtant, 3 mars 1794, il était trop préoccupé, à son retour, pour songer aux joies de l’amour. Il venait d’apprendre qu’un nouveau délégué avait été nommé pour la région de Champagne qui allait être passée au peigne fin. Très certainement le château de Mareuil serait l’un de ses points de mire. Et dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux s’éloigner.

On décide alors de partir ensemble pour les Pays-Bas d’où Montrond pourrait peut-être rejoindre l’armée de Condé. Aussitôt dit, aussitôt fait : on prépare les bagages, on réunit les objets précieux et on les cache dans les poches cousues sous les jupes d’Aimée et de sa femme de chambre anglaise. Au petit jour, on monte en voiture et on s’élance sur la route.

On fait tout juste deux lieues avant que l’on se retrouve arrêtés. Tout le monde dans la région connaissait Aimée, encore plus reconnaissable à cause de sa grande voiture et de sa montagne de bagages. Mais comme on ne savait trop qu’en faire, on l’envoya à Paris où, le 15 mars, elle faisait son entrée à la prison Saint-Lazare. La gloire la plus pure l’y attendait sans qu’elle s’en doutât le moins du monde.

Pourquoi ? Parce que, à Saint-Lazare où se trouve parquée la fine fleur de l’aristocratie, il y a un petit homme d’une trentaine d’années, pas très beau : le teint cireux, le cheveu rare. Mais il a un regard étonnant, à la fois profond, grave et lumineux comme en possèdent ceux qui ont le pouvoir d’apercevoir les choses cachées. Il est timide aussi et, alors que la société s’efforce de vivre ses dernières heures dans la joie et la folie, il aime à se retirer à l’écart pour griffonner sur des feuilles de papier. Parfois aussi, son regard suit Aimée durant de longues minutes. Naturellement, la jeune femme a remarqué cet homme pas comme les autres.

On lui a dit son nom : André de Chénier. On lui dit aussi qu’il est poète. Cela l’amuse un moment. Un soir, il lui remet un rouleau de papier. Elle n’y jette qu’un coup d’œil distrait car le poème est apparu comme trop grave à son esprit futile :

L’épi naissant mûrit, de la faux respecté ;

Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été

Boit les doux présents de l’aurore ;

Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,

Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,

Je ne veux pas mourir encore.

Incapable de comprendre que La Jeune Captive va la porter à la postérité, Aimée de Coigny oublie le poème dans un coin, donnant à peine une larme au poète qui, le lendemain, monte à l’échafaud.

Elle y échappe, épouse Montrond pour se lancer avec lui dans les folies du Directoire. Ils retrouvent aussi Mareuil qui n’avait pas été confisqué. Mais c’est l’un des rares biens qui restent à la jeune femme. Et la vie que le couple entend mener coûte cher. Un beau jour, Mme de Montrond vend le château que les ancêtres de sa mère, les Roissy, avaient construit au XVIIe siècle. Elle s’en débarrasse presque, contre une belle somme d’argent et sans plus de regret que d’une robe usagée.

Chose étrange, l’abandon de Mareuil marque le déclin du ménage. Ce que n’ont pu faire les séparations, la prison et même l’ombre de la mort, le mariage, ses facilités et la ronde insensée des plaisirs en viennent à bout quand disparaît de l’horizon des Montrond ce domaine qui avait vu l’enfance d’Aimée et le plus doux, le plus ardent de son amour. Casimir s’éprend de l’une des reines du Directoire, la créole Fortunée Hamelin. Aimée juge alors une telle conduite incompatible avec sa dignité à elle et demande le divorce, une fois encore.

Sans trop de peine d’ailleurs : elle s’est éprise d’un chanteur, Mailla-Garat, bellâtre aussi dépourvu d’âme qu’elle-même et qu’elle dispute farouchement à la marquise de Condorcet. Le triste personnage consomme la ruine déjà si bien commencée de la jeune captive qui meurt à Paris, le 17 janvier 1820… dans les bras de Montrond accouru pour l’aider à franchir le difficile passage. On dit qu’il évoqua pour elle, alors, le jardin de Mareuil.

Le château, après avoir connu quelques vicissitudes, appartient actuellement à la famille de Vibraye et ne se visite pas.

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