Royaumont Le roi maçon

Travailler c’est prier…

Devise des bénédictins

C’est en l’an de grâce 1228 que le jeune roi Louis IX – il n’a encore que treize ans – décide la construction d’une grande abbaye sur le lieu-dit Cuimont, à peu de distance du château royal d’Asnières-sur-Oise où il aime à séjourner. En fait, la décision ne vient pas de lui seul. Ce faisant, il exécute l’une des dernières volontés de son père, le roi Louis VIII le Lion, mort, après seulement trois années de règne, d’une maladie contractée durant le siège d’Avignon. Mais il y met beaucoup d’empressement. « Il s’émerveille de voir poser la première pierre », écrit Paul Guth qui ajoute : « Rien ne proclame mieux la gloire d’un roi de la terre que des pierres posées avec art les unes sur les autres à la gloire du roi des Cieux… »

Cet émerveillement ne sera pas sans lendemain. Le jeune Louis s’intéresse de près à ce qu’il considère très vite comme son œuvre. Mais il commence par changer le nom du lieu qui ne lui plaît pas. Cuimont, en vérité, cela ne parle pas beaucoup à l’imagination. Et puis, après tout, cette abbaye qui est en train de naître avec son cloître et son palais abbatial, il lui arrivera d’être séjour royal. Et Louis trouve le nom qui convient : « lequel nous avons décrété devoir être à l’avenir appelé Royaumont… » C’est aussi simple que cela… Le roi fait à la chère abbaye naissante de fréquentes visites. Écoutons Joinville :

« Comme l’on faisait un mur en l’abbaye de Royaumont, le bon roi Saint Louis venait souvent dans cette abbaye ouïr la messe (les cisterciens qui devaient l’occuper la construisaient naturellement eux-mêmes, avec l’aide de maîtres d’œuvre) et pour visiter le lieu. Et comme les moines sortaient, selon la coutume de leur ordre de Cîteaux, après l’heure tierce, au labour et à porter les pierres et le mortier au lieu où l’on faisait ledit mur, le bon roi prenait la civière et la portait chargée de pierre, et allait devant et un moine portait derrière. Et ainsi, en même temps le bon roi faisait porter la civière par ses frères Monsieur Robert, Monseigneur Alphonse et Monseigneur Charles… Et pour ce que ses frères voulaient aucune fois parler et crier et jouer, le bon roi leur disait : “Les moines tiennent cet endroit le silence et aussi le devons-nous tenir.” Et comme les frères du roi se voulaient reposer, il leur disait : “Les moines ne se reposent pas, ni vous ne devez pas reposer…” »

Quelle image et quel souvenir ! Imagine-t-on Louis XIV retroussant ses manches au service d’une abbaye et obligeant le délicat Monsieur son frère à pousser la brouette ? Les murs de Royaumont, dans leur beauté pure, ont conservé quelque chose de cette ferveur encore enfantine et pourtant royale, de cette humilité en face de la maison de Dieu.

La dédicace a lieu le 19 octobre 1235 et, bien sûr, Louis IX y assiste, avec sa jeune et charmante femme Marguerite de Provence… avec aussi Madame sa Mère, Blanche de Castille qui s’efforce depuis le mariage d’empêcher le jeune couple royal de se livrer aux joies légitimes de l’amour. Ce jour-là, apparemment, elle ne trouve rien à dire.

Bien souvent, par la suite, Saint Louis visitera Royaumont. Par le confesseur de la reine Marguerite on sait quel y était son comportement. Ainsi, quand il assistait au chapitre, il s’asseyait par terre en signe d’humilité ; il portait lui-même sa pitance à l’un des moines qui vivait à l’écart parce qu’il était lépreux. C’est dans l’église de l’abbaye qu’il tint à faire reposer les trois enfants qu’il perdit : Jean, Louis et Blanche…

La mort de Saint Louis fait entrer Royaumont dans un demi-silence. Ses descendants y viennent de temps en temps. Philippe le Bel n’y viendra que rarement : il préfère Maubuisson, près de Pontoise.

Et puis, la guerre de Cent Ans passe. Les Anglais n’épargnent guère l’abbaye royale et les déprédations y sont nombreuses. Les rançons exigées ruinent le trésor. Enfin, les moines se clairsèment. Il faudra attendre Richelieu pour que Royaumont retrouve un certain éclat.

Louis XIII séjourne souvent à Chantilly qu’il a confisqué aux Montmorency après la mort du dernier duc, décapité à Toulouse sur la place des Terreaux pour avoir conspiré avec Gaston d’Orléans, frère du roi. Le cardinal-duc, lui, préfère Royaumont, plus conforme à ses goûts, mais l’état des bâtiments l’inquiète. Il fait ordonner certains travaux puis décide d’y réunir les abbés des grandes abbayes cisterciennes de France ; Cîteaux, Clairvaux, Pontigny et Morimond. Ce n’est pas pour les féliciter : l’ordre, si haut jadis, est en pleine décadence. Bon gré, mal gré, il faut bien en passer par où veut le tout-puissant cardinal et élaborer un plan de réforme.

Hélas, Richelieu à peine disparu, on se hâte de l’oublier. Pour Royaumont, c’est l’époque sans gloire des abbés commendataires, c’est-à-dire non assignés à résidence. Leur résidence, la plupart du temps, c’est la cour…

Mazarin, pourtant, qui sera abbé de Royaumont parmi bien d’autres prébendes, viendra assez souvent. Il a le sens de la splendeur. C’est un artiste, et l’endroit est d’une grande beauté. Après lui on peut défiler la liste des abbés commendataires : le prince Alphonse de Lorraine, qui n’a que six ans – c’est son père qui administre à sa place – puis le petit-fils de celui-ci, François-Armand de Lorraine, évêque de Bayeux. D’autres évêques ensuite : Mgr Phélypeaux de Pontchartrain, Mgr de Fleury. Puis, en 1781, enfin, un abbé. Et celui-là mérite qu’on s’y arrête, car il va transformer l’aspect général et ajouter à l’abbaye, en assez mauvais état, le superbe palais abbatial.

Il s’appelle Henri-Éléonore le Cornu de Balivière, aumônier ordinaire du roi Louis XVI et déjà commendataire de l’abbaye de Bonneval. C’est un homme de cour, un homme de goût d’ailleurs, un de ces abbés de cour tout à fait charmants. Ainsi, il est peut-être l’aumônier du roi, mais c’est à Trianon qu’il exerce le plus souvent son ministère et surtout chez les meilleurs amis de Marie-Antoinette, les fameux Polignac pour les péchés desquels il montre une indulgence déplorable.

Tout ce monde, quand reviennent les beaux jours, vient volontiers visiter Royaumont où la vieille abbaye conserve de la noblesse et du charme. Honneur insigne, les souverains en voyage se rendent même chez l’abbé de Balivière qui verra venir ainsi le comte et la comtesse de Nord (le futur Paul Ier de Russie et sa femme) et le comte de Haga (Gustave III de Suède). Des incognitos transparents, bien entendu.

Toutes ces grandeurs montent à la tête de notre abbé qui, du coup, n’imaginant pas un instant que la révolution n’est plus loin, décide de construire une demeure digne de lui-même et de ses illustres visiteurs. C’est un élève de Ledoux, l’architecte Louis Le Masson, en service du comte de Provence, que l’on charge de l’ouvrage. C’est un adepte fervent du style palladien et bientôt dans le parc de Royaumont s’élève un palais-villa à l’italienne qui n’a pas grand-chose à envier aux superbes demeures qui jalonnent le cours de la Brenta.

Malheureusement pour Balivière, les premiers grondements de la Révolution se font entendre. Les Polignac émigrent et l’abbé part avec eux pour Vienne. Il y mourra sans avoir jamais vu son beau palais terminé. Mais, à Royaumont, il restait des moines. Il n’y en avait plus beaucoup, évidemment : ils ne sont plus que dix quand, en 1790, on les expulse. L’abbaye va être vendue au titre de bien national.

Celui qui l’achète en 1791 est un noble décavé, un ancien voisin qui possédait, non loin de là, le château de Viarmes.

Avant la tourmente, le marquis de Travanet, mestre de camp des dragons, possédait une belle fortune et avait épousé une charmante femme en la personne de Mlle de Bombelles. Cette jeune femme faisait partie de la petite cour de Madame Élisabeth, la plus jeune sœur du roi Louis XVI, et en était un peu l’âme. Elle avait un assez joli talent poétique et on lui doit une charmante chanson composée à propos de la tendre aventure d’un jeune jardinier de la princesse :

Pauvre Jacques, quand j’étais près de toi

Je ne sentais pas ma misère,

Mais à présent que tu vis loin de moi,

Je manque de tout sur la terre…

Hélas, Travanet aimait les filles d’opéra et le jeu. Il finit par faire un si grand usage des unes et perdre tant d’argent par l’autre que sa femme le quitta. Mme de Travanet émigra, tandis qu’il restait là.

Ayant acheté Royaumont avec les débris de sa fortune, le marquis entreprit d’installer des ateliers de tissage dans l’abbaye, mais habita le palais. Après lui, ce fut un industriel belge, Van der Mersch. Celui-ci morcela le domaine. L’abbaye retrouva des religieuses, le palais un acquéreur : M. Jules Goüin. C’était un homme généreux et ayant du goût. En 1905, au moment de la loi sur les Congrégations, il racheta l’abbaye, en fort mauvais état cette fois.

Ses descendants l’ont superbement restaurée et organisée pour une vie culturelle intense. Royaumont est actuellement l’un des grands centres de l’art et de l’écriture en France.

Le palais abbatial fut cédé au baron et à la baronne Fould-Springer puis à leur fille, la baronne Élie de Rothschild, qui lui ont rendu un éclat exceptionnel et en ont fait la plus belle demeure des environs de Chantilly.

Malheureusement aujourd’hui, les collections à l’intérieur du palais furent dispersées par une vente chez Christie’s en septembre 2011.

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