Pontchartrain La Païva

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage

Traversé çà et là par de brillants soleils.

Charles BAUDELAIRE

En 1857, un jeune aristocrate prussien, immensément riche et cousin de Bismarck, achète pour la somme de deux millions la terre et le château de Pontchartrain, noble et superbe demeure construite jadis pour un chancelier de Louis XIV au milieu d’un parc, aussi superbe, dessiné par Le Nôtre. Mais ce jeune nabab n’achète pas pour lui. Pontchartrain, c’est le cadeau d’anniversaire qu’il destine à sa maîtresse.

Cette maîtresse, c’est la marquise de Païva, l’une des plus belles femmes que compte le Paris éblouissant du second Empire. L’une des moins respectables aussi car, en un mot comme en cent, celle que l’on appelle tout uniment la Païva n’est rien d’autre qu’une courtisane qui a fabuleusement réussi. Mais qu’importe au comte Guido Henckel von Donnersmarck ? Cette femme – qui a cependant dix ans de plus que lui –, il en est fou et il dépense pour elle des sommes fabuleuses. Rien ne saurait être trop beau pour la Païva.

Ainsi, le petit hôtel qu’elle occupe alors place Saint-Georges, en face de la maison de M. Thiers, lui paraissant indigne de sa divine, le jeune comte prussien a acheté aussi un terrain situé à l’actuel numéro 25 des Champs-Élysées et entreprend la construction d’un superbe hôtel destiné à faire une sévère concurrence à celui, tout voisin, de l’ambassadrice de Belgique, la comtesse Le Hon1. En fait, Pontchartrain est destiné à distraire la belle durant les travaux de construction et à lui assurer une maison des champs pas trop éloignée.

Aussitôt, Mme de Païva se met à l’œuvre : elle fait construire des serres, exige de ses jardiniers des fleurs et des fruits en toute saison, plante des arbres, en abat d’autres et change le tracé des allées pour se ménager des points de vue. Un personnel nombreux a pris possession de Pontchartrain mais un personnel qui n’apprécie pas tellement la nouvelle dame du château. En dépit de sa fortune, on la dit avare et, de toute façon, elle ne présente aucun point commun avec le marquis d’Osmond, précédent propriétaire du château.

Mais, au fait, cette Païva, qui est-elle ? Simplement la fille d’un fripier juif des bas quartiers de Moscou où elle est née en 1819. Elle s’appelait alors Thérèse, Pauline, Blanche Lachmann. Naturellement, elle est belle, d’une beauté un peu sauvage où se retrouvent quelques traces du type mongol. À seize ans, Thérèse a pleinement conscience de sa beauté et prend une grande décision : elle qui n’a rien, qui n’a jamais possédé une robe neuve, elle se jure avoir à elle tout ce qu’il est possible à une femme d’obtenir : argent, bijoux, toilettes, maisons, domestiques, voitures, etc.

Un jour, un homme entre dans la boutique du père Lachmann qui vend aussi des fournitures pour tailleurs : c’est un Français échoué Dieu sait comment à Moscou. Peut-être un ancien soldat de Napoléon qui n’a pas eu le courage de « faire » la Bérézina. De métier, c’est un tailleur. Il s’appelle Villoing. Il tombe naturellement amoureux fou de Thérèse et l’épouse avec la bénédiction de la famille.

Son commerce marche assez bien et c’est la raison qui a décidé Thérèse. Mais Villoing n’a rien de beau et il ne représente pour la jeune femme qu’un moyen de quitter le ghetto. Un jour, passe un étranger, séduisant et bien vêtu, qui lui fait la cour, s’indigne de voir une telle beauté s’étioler dans un cadre aussi peu digne d’elle, et l’enlève. Thérèse quitte sans remords son époux et même l’enfant qu’elle a mis au monde pour suivre son séducteur, sans oublier toutefois d’emporter la caisse du ménage.

Cela se passe en 1838 et, pendant trois années, la trace de la belle Thérèse se perd. On sait vaguement que le couple s’est dirigé sur Odessa puis sur Constantinople où, selon la future marquise, elle aurait été « surveillante dans un harem ». Celui du sultan naturellement dont elle s’évade un jour. Autres étapes : Sofia, Bucarest, Belgrade, Vienne et enfin Ems, célèbre ville d’eaux allemande, près de Coblence, où elle va rencontrer le pianiste et compositeur Henri Hertz. C’est par lui que Thérèse va enfin pénétrer dans les salons parisiens et dans cette vie large et brillante dont elle rêve toujours.

À son crédit, il faut porter les efforts qu’elle va faire pour y tenir sa place. Intelligente, elle a « l’instinct de toutes les élégances, l’intuition de l’art en ce qu’il a de plus raffiné ». C’est du moins ce que soupire l’un de ses admirateurs et Dieu sait si elle en a. Une chose est certaine : elle fait tout pour se cultiver.

À Paris, elle passe pour Mme Hertz et, bientôt, son salon est l’un des mieux fréquentés de la capitale : on y rencontre Liszt, Wagner, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Prosper Mérimée. Mais, en fait, le mariage n’a pas eu lieu et, le jour où Hertz s’en va jouer aux Tuileries pour le roi Louis-Philippe, il lui faut laisser Thérèse dans la voiture. Néanmoins, une fille leur est née, Henriette, qui a été dûment reconnue par son père.

Hélas, la fortune de Hertz fond rapidement dans les mains insatiables de Thérèse et, un beau jour, c’est la rupture. Le scénario de Moscou se renouvelle et la jeune femme abandonne sa fille d’un cœur aussi insouciant qu’elle a abandonné jadis son fils. Mais elle n’oublie pas d’emporter ses bijoux.

La période qui suit est cruelle. Thérèse mène une vie de misère dorée et passe d’un amant à l’autre. Théophile Gautier l’aide à sortir de ce mauvais pas et, grâce à lui, elle gagne Londres où cette fois un amant riche, lord Stanley, va la remettre à flot. Ensuite, ce sera un jeune comte russe qu’elle suivra en Russie pour adoucir sa fin car il est phtisique. Après sa mort, elle rapporte de fabuleux bijoux qui vont la relancer au firmament des nuits parisiennes.

Installée rue Rossini, elle ne compte plus ses admirateurs mais parmi eux elle choisit toujours les plus généreux. Il y en a un, tout de même, pour qui elle va faire une exception bien qu’il n’ait pas d’argent : un Portugais, le marquis Albino Francesco de Païva. Celui-là est assez fou pour vouloir l’épouser. Un titre de marquise ? Quel rêve ! Et Thérèse l’épouse.

La chance qui ne la quitte plus l’a bien servie : le pauvre tailleur Villoing est revenu mourir à Paris en 1849. Et, le 5 juin 1855, dans la chapelle des frères des Écoles chrétiennes à Passy, la petite juive de Moscou devient marquise de Païva. Elle ne va d’ailleurs pas s’encombrer longtemps du mari : quelques semaines de cohabitation nocturne puis, nanti d’une belle somme d’argent, Païva sera prié d’accepter de se retirer. Naturellement, il ne saurait être question de divorce et Thérèse demeure marquise comme devant. La place est désormais libre pour l’entrée en scène d’Henckel von Donnersmarck.

C’est le consul de Prusse, Bamberg, qui le présente à Mme de Païva et tout de suite c’est le coup de foudre. Partagé, quand Thérèse apprend que le jeune homme n’arrive pas à dépenser de fabuleux revenus. Comment résister à l’envie de l’aider dans une si agréable tâche ? On sait à présent que Thérèse sut à merveille s’en acquitter, sans d’ailleurs réussir à tarir le pactole.

Dans l’hôtel de Paris comme à Pontchartrain, le couple mène une vie fastueuse. On se presse aux dîners somptueux qu’il donne mais, à Pontchartrain, il y a des espions derrière les arbres pour empêcher que l’on ne cueille fleur ou fruit.

La guerre de 1870 chasse le couple. Lui va se battre, elle l’attendra à Breslau jusqu’à ce que, nommé gouverneur d’Alsace-Lorraine, il prie Thérèse de le rejoindre à Strasbourg. À présent, il veut l’épouser. Et il y arrive… grâce à l’annulation du mariage Païva en cour de Rome. On croit rêver mais cette réalité-là dépasse la fiction et, le 28 octobre 1871, l’ex-marquise devient comtesse de Donnersmarck dans l’église de la Rédemption, la tête ceinte du fabuleux diadème de diamants qu’Hortense Schneider portait dans La Grande-Duchesse de Gerolstein.

Mais, à mesure que le temps passe, les Donnesmarck deviennent indésirables à Paris. Il faut vendre Pontchartrain, l’hôtel des Champs-Élysées et se retirer en Allemagne. C’est là que meurt, le 12 janvier 1884, la comtesse Henckel von Donnersmarck, la veille du jour où l’empereur d’Allemagne élevait son époux à la dignité de prince !

Cette couronne fermée est sans doute la seule chose que Thérèse Lachmann ait jamais manquée.

Quelques mots tout de même du château et de la terre. Celle-ci avait été acquise en 1610 par Paul Phélypeaux, conseiller du roi, mais c’est son petit-fils, Louis, lequel d’ailleurs prit le nom de Pontchartrain, qui devait faire du château ce qu’il est demeuré à travers le temps, grâce en partie, il faut bien le dire, à la Païva. M. de Pontchartrain était, selon Saint-Simon, « un petit homme maigre avec une physionomie d’où sortaient sans cesse des étincelles de feu et d’esprit ». Cet homme étincelant ne mourut pas moins de chagrin, après la mort de sa femme, sous les nobles lambris du château.

Son fils Jérôme, honoré d’une haine féroce par le même Saint-Simon, en hérita. Secrétaire d’État à la Marine puis à la Maison du roi, il était réellement exécré par le mémorialiste qui raconte, à sa façon, le second mariage de son ennemi : « Ayant perdu sa première femme qui mourut à force de vertu, il se remaria malgré sa figure hideuse et dégoûtante. Je fus à la noce comme on va à la potence. » Finalement ce fut la mauvaise langue qui gagna et Pontchartrain fut exilé sur ses terres par le Régent.

Le château passa à son fils, plus connu sous le nom de Maurepas et qui sera de toutes les intrigues, que ce soit à la cour de Louis XV ou à celle de Louis XVI dont il fut ministre. Pas pour le bien de la France, hélas ! Il mourut en 1781, salué par ce seul commentaire : « On perdit plus qu’il ne valait. » L’ère des femmes commençait pour le château avec la duchesse de Brissac qui en hérita.

C’est toujours une propriété privée qui n’est pas ouverte à la visite.


1- Celui-là est occupé par Artcurial.

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