Château-Gaillard La reine assassinée

Amour nous a conduits tous deux à la même mort.

DANTE ALIGHIERI

Un an ! Il n’a fallu qu’un an, douze petits mois à Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre, pour faire sortir du sol l’énorme forteresse dont les ruines gardent encore assez de puissance et de grandeur pour rester impressionnantes.

Commencé en 1195, le sourcilleux château qui barre la route de Normandie, planté comme une sentinelle sur la vallée de la Seine, s’achève au début de 1197 à la grande satisfaction de son bâtisseur qui déclare, ravi et toutes espérances dépassées : « Qu’elle est belle, ma fille de un an ! »

En fait, elle lui paraît encore plus belle quand il songe à l’effet qu’elle doit produire sur son ennemi le plus acharné – un ancien ami, comme cela se produit fréquemment ! –, le roi de France Philippe Auguste.

Et c’est vrai que le Capétien supporte mal, et même ne supporte pas du tout cette forteresse assise à sa porte et qui semble le narguer, lui, Philippe, le plus grand roi de son temps, l’homme qui veut la France au-dessus de tous autres pays. Il ne lui faudra guère de patience : deux ans plus tard, Richard n’est plus. Le roi anglais, à présent, c’est son frère, le tristement fameux prince Jean, et Philippe, qui connaît bien le personnage, ne doute pas d’en venir à bout sans trop de peine. Mais il n’est pas de ceux qui s’embarquent dans une aventure sans la préparer longuement. Après quelques travaux d’approche qui lui donneront Conches et Bernay, il met, en octobre 1203, le siège devant Château-Gaillard. Un siège qui va durer plus de quatre mois.

Quand vient l’hiver, c’est l’horreur qui commence. Le réseau est serré autour de Château-Gaillard dans l’espoir d’affamer les défenseurs (ils sont plusieurs milliers). On n’y réussit que trop bien car le roi a fait creuser autour du château un fossé et quatorze tours de siège. Toute sortie est impossible… hormis celle que décide Robert de Lascy qui commande la garnison : celle des « bouches inutiles », c’est-à-dire tous ceux qui, parce qu’ils sont trop jeunes, trop vieux ou trop faibles, sont incapables de porter les armes, de collaborer à la défense du château.

Alors une poterne s’ouvre et on chasse dans les fossés les vieillards, les femmes, les enfants, tout ce qui n’est pas combattant. Et il y en a, car les gens des villages d’alentour sont venus chercher refuge au château. Qu’importe ! On les chasse sans pitié, dans la neige et le froid. Et les assiégeants non plus n’ont pas pitié. Et ces malheureux vont mourir là, dans la boue des fossés, de froid et de misère. Certains s’entre-dévoreront.

Quand vient le mois de mars, on en est toujours au même point mais il y a, chez les Français, des gens qui s’entendent à tourner les difficultés. C’est le cas de Pierre Bogis, un sergent d’armes. Il a étudié toutes les possibilités de forcer l’entrée de Château-Gaillard et il a fini par conclure qu’il y en a une et une seule, la moins engageante : celle qui passe par les latrines. Avec une poignée de hardis compagnons il va s’introduire dans ces latrines dont l’ouverture bée sous la chapelle.

Le nauséabond stratagème réussit et, bientôt, c’est par le pont-levis que Bogis et les siens ont réussi à abaisser que les troupes françaises vont entrer dans le château et le réduire enfin à merci. Château-Gaillard n’est plus anglais. Il ne le redeviendra qu’un court moment, après Azincourt, quand le roi Henri V, cher à Shakespeare, s’en emparera.

C’est par ce même pont-levis que, certain soir pluvieux de mai 1314, un lugubre cortège pénètre dans la forteresse : deux chariots tendus de noir, environnés d’une nuée d’archers et de soldats en armes. Chacun de ces chariots contient une femme à la tête rasée, vêtue d’une robe de bure grossière. Deux femmes jeunes, belles, puissantes hier encore car l’une, au moins, était reine et l’autre devrait l’être un jour : Marguerite de Bourgogne, reine de Navarre, et sa cousine Blanche de Bourgogne, comtesse de la Marche, toutes deux belles-filles du roi de France, Philippe le Bel. Et si l’une s’efforce à une fière contenance, l’autre ne sait que pleurer et se désoler quand on la traîne jusqu’à un cachot où l’hiver s’attarde.

C’est qu’un drame effrayant vient de passer, comme une tempête, sur le trône de France, un drame qui l’eût ébranlé si celui que l’on surnommait le roi de fer ne l’avait maintenu si fermement, si impitoyablement.

Dans cette tragique histoire, il y a également une troisième princesse abattue : c’est Jeanne de Bourgogne, la sœur de Blanche, Jeanne, comtesse de Poitiers et elle aussi belle-fille de Philippe. Mais si le crime d’adultère a été nettement prouvé pour les prisonnières de Château-Gaillard, il ne l’a pas été pour Jeanne à qui l’on ne peut reprocher que des complaisances, un ouvrage délicat d’entremetteuse. Elle l’a d’ailleurs fait entendre au roi :

« Je dis que je suis prude femme ! » a-t-elle proclamé et Philippe l’a entendue. Sa punition en sera moins rude : rasée bien sûr, elle aussi, on la conduit au même instant au château de Dourdan où sa réclusion doit être moins sévère.

Tandis qu’on l’enferme, Marguerite, la plus brave, songe que la vie a d’étranges recours. Il y a dix ans, dix ans seulement, elle épousait l’héritier de France à Vernon, petite ville peu éloignée de Château-Gaillard et qui était de l’apanage de son père. Son regard avait effleuré la forteresse sans imaginer un instant qu’un jour elle se refermerait sur elle. La vie était belle, autant qu’elle-même, en dépit du fait que son époux Louis, surnommé le Hutin, n’était guère séduisant. De son père, il n’avait ni la beauté, ni le haut caractère : un brouillon, un agité, velléitaire et sans courage que Marguerite a vite dédaigné discrètement en pensant qu’un jour elle serait reine de France.

Pendant dix ans, elle et ses belles-sœurs ont véritablement régné sur la cour, sur le palais de la Cité et les divers châteaux du roi. Elles étaient jolies, élégantes, coquettes, raffinées, elles lançaient des modes que les femmes suivaient avec joie et qui affolaient les hommes. Un jour, ce qui devait arriver arriva : Marguerite s’éprit d’un des jeunes seigneurs de la suite du comte de Poitiers, Philippe d’Aulnay, depuis longtemps amoureux d’elle, et devint sa maîtresse. Les amants se retrouvaient dans la chambre haute d’une des tours de l’hôtel de Nesle, résidence parisienne du roi et de la reine de Navarre, et Marguerite donna le jour à une petite fille que l’on attribua au Hutin – mais on devait par la suite faire de grandes réserves sur sa paternité.

Encouragée par l’exemple, la jeune Blanche devint la maîtresse de Gautier d’Aulnay, frère aîné de Philippe, et les deux couples partagèrent fraternellement, sous la protection de Jeanne, les délices de la tour de Nesle. Cela aurait pu durer longtemps si une folie n’avait perdu tous ces jeunes fous : Marguerite et Blanche s’étaient laissées aller à donner à leurs doux amis certaines aumônières richement brodées que leur avait offertes leur belle-sœur Isabelle, reine d’Angleterre et fille de Philippe le Bel.

Mal mariée à Édouard II qui lui préférait les jeunes maçons et quelques beaux garçons, Isabelle, apprenant que les frères d’Aulnay arboraient ses aumônières, signant ainsi leurs relations adultères, entreprit – par jalousie féminine sans doute plus que par souci de l’honneur de la France – de se changer en Némésis.

Dénoncés à Philippe le Bel, les deux frères furent arrêtés, conduits dans les caves du château de Pontoise et torturés jusqu’à l’aveu final. Immédiatement après, les trois princesses étaient arrêtées et traduites devant un tribunal.

On sait, à présent, ce que fut la sentence pour Marguerite, Blanche et Jeanne. Elle fut pire pour les deux garçons qui furent écorchés vifs, châtrés puis décapités et pendus à un gibet par les aisselles. Pire aussi pour les serviteurs de la tour de Nesle que le Hutin fit tourmenter et exécuter avant de les jeter à la Seine, ce qui alimenta la légende tragique de la tour. Il semble, en fait, que Marguerite et Blanche, coupables d’avoir aimé, ne furent jamais les Messalines décrites par ladite légende. En attendant, elles croupissaient au fond de Château-Gaillard, réduites à un total dénuement, à une nourriture à peine mangeable, au froid, à la misère…

Quand, avant la fin de l’année 1314, Marguerite apprend la mort subite de Philippe le Bel, elle reprend espoir car, à présent, la reine de France, c’est elle ! Et elle espère bien qu’on va la tirer de sa prison. Mais, c’est compter sans la haine de son époux qui, d’ailleurs, souhaite se remarier au plus vite. Alors, une nuit, la porte du cachot s’ouvre. Un homme masqué paraît… Nul n’entendra rien : les murs sont énormes. Mais, au matin, on trouvera la reine de France étranglée.

Blanche lui survécut. Elle avait accepté la séparation d’avec son époux, et l’un des geôliers, épris d’elle, adoucissait son sort. On la tira un jour de Château-Gaillard pour la conduire à l’abbaye de Maubuisson où elle vécut et mourut sous la robe de nonne.

Quant à la « fille » de Richard Cœur de Lion, elle fut démantelée par ordre d’Henri IV mais c’est Richelieu qui fit abattre le donjon où Marguerite de Bourgogne avait rencontré la mort.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 15 mars au 15 novembre 10 h-13 h et 14 h-18 h Fermé les mardis et le 1er mai.

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