Véretz La conversion de Monsieur de Rancé

L’homme s’agite mais Dieu le mène…

FÉNELON

Pour qui possède quelque teinte des lettres importantes du XIXe siècle, Veretz évoque surtout la mort étrange, l’assassinat de Paul-Louis Courier qui fut peut-être l’un des plus grands pamphlétaires de tous les temps mais, à coup sûr, le plus hargneux, exploit dont on l’a récompensé par une statue qui occupe le centre de la petite ville. Mais le sort tragique du « Vigneron de la Chavonnière » n’aura de nous qu’un salut au passage. Un crime est toujours sordide et nous nous arrêterons plutôt à la dramatique histoire d’amour et de mort d’un homme qui, sans transition, comme soulevé hors de lui-même par l’effroi et l’horreur, passa d’une existence de perversion et de débauche à l’aurore d’une des plus hautes aventures humaines. Une de celles qui mènent à Dieu et qui, commencée dans le gracieux décor d’une aimable demeure, s’achève dans le dénuement du marais insalubre d’où surgira la Grande Trappe.

Un château moderne remplace, actuellement, l’antique château bâti en 1519 par Jean de La Barre qui fut, en son temps, chambellan du roi Charles VIII et appelé en ses conseils. De ce château-là il ne reste qu’une tour, ce qui est peu.

Mais, en ce soir de l’automne 1654, le château de Véretz est encore intact dans sa splendeur Renaissance cernée de terrasses et de jardins descendant jusqu’à la rivière.

C’est un soir comme les autres. Entendez par là que le propriétaire, le jeune abbé Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé, y festoie avec ses amis exactement comme il le fait chaque fois qu’il se trouve au château. Et que l’on ne s’étonne pas ! Riche, joli garçon, amoureux et adulé dans les meilleurs salons de Paris et de Touraine, Jean-Armand est l’un de ces abbés « pour rire », totalement dépourvus de vocation, comme il en fleurissait tant autrefois dans les grandes familles. En fait, il est abbé parce qu’il perçoit les bénéfices de riches prébendes ecclésiastiques mais sa vie, toute mondaine, est vouée bien moins à Dieu qu’à l’amour. Un amour véritablement passionné : celui qu’il porte depuis des années à l’une des plus belles femmes du royaume : Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon, dont le puissant château n’est pas éloigné de Véretz et auprès de laquelle il se rend lorsqu’elle séjourne à Montbazon.

Ce n’est pas le cas à cette époque. Marie est à Paris où elle mène, il faut bien le dire, une vie parfaitement dissolue pour oublier que la Fronde dont elle était l’une des reines a fait chou blanc et qu’à présent Louis XIV, sacré à Reims le 7 juin précédent, règne en maître absolu.

Ce soir-là, donc, Jean-Armand vient d’entamer, après souper, une partie d’échecs avec l’un de ses amis quand, soudain, il est pris d’un malaise étrange. Une sorte de froid comme si, en lui, quelque chose était en train de s’éteindre. Ses doigts tremblants ont laissé échapper la reine d’ivoire qui roule sur l’échiquier tandis qu’il se lève et passe sur son front couvert de sueur une main glacée…

Balbutiant une excuse à l’adresse de ses invités, il court aux écuries, fait seller son meilleur cheval et, comme un fou, à peine enveloppé d’un manteau, il se lance sur la route de Paris. Dans le vent de la course il croit entendre encore la voix désespérée de Marie qui l’appelle. Car elle l’a appelé. Il l’a entendue au moment où il prenait la reine d’ivoire. Et il l’entend encore. Et pour lui cela ne peut signifier qu’une chose : Marie est en péril, Marie a besoin de lui…

Franchies les portes de Paris, il court encore jusqu’à la rue de Béthisy où se trouve l’hôtel de Montbazon. C’est une fastueuse demeure mais le jeune homme ne l’aime pas parce que l’histoire d’un crime s’y rattache : c’est là qu’au soir de la Saint-Barthélemy, l’amiral de Coligny a été assassiné. Ce soir, elle lui paraît plus sinistre encore que d’habitude. Les portes, pourtant, sont ouvertes. Dans la fièvre née de son épuisement, Rancé aperçoit de vagues formes de serviteurs. Où est la duchesse ? Dans sa chambre. Cette chambre qu’il connaît si bien. Et il court encore. Et il pousse la porte de bois précieux. Et là, il tombe à genoux, le cœur arrêté devant l’horreur qui s’offre à ses regards…

En face de lui, il y a un cercueil ouvert encadré de cierges de cire jaune. Un cercueil contenant un corps sans tête. Le corps de Marie… décapité ! La tête, cette tête adorable dont les lèvres lui étaient si douces, est posée à côté… sur un coussin. Jamais cauchemar fut-il plus affreux ? Un instant… un long instant, le jeune abbé doute de sa raison, se croit en train de devenir fou…

Mais il n’est pas fou. Pas plus qu’il ne rêve… À cette horreur, il y a une explication et, bien entendu, elle est sordide mais affreusement simple. Après la mort de la duchesse, emportée par une rapide maladie, le menuisier chargé d’exécuter le cercueil a mal pris ses mesures. Si mal que l’affreuse boîte s’est révélée trop petite. Alors, comme on n’a pas le temps d’en faire fabriquer une autre, surtout de cette qualité, les serviteurs ont paré au plus pressé : le chirurgien de la maison a simplement détaché la tête de Marie.

Un instant, Rancé contemple les pitoyables restes, puis il s’enfuit. Dans l’escalier, il rencontre un familier de la maison. Et que dit cet homme ? Qu’à l’heure dernière, la duchesse, désespérée d’en finir avec la vie, a refusé les derniers sacrements, qu’elle est morte dans l’impénitence, presque dans le blasphème parce qu’elle refusait de croire à sa mort ?… C’en est trop pour Rancé. La minute suivante, il a quitté l’hôtel de Montbazon, quelques instants plus tard, il a quitté Paris… Comme une bête blessée il cherche sa tanière et sa tanière c’est Véretz. Il y court comme on court se jeter à l’eau.

Mais, revenu chez lui, le luxe de sa maison lui fait soudain horreur. Il y reste quelques jours puis va se réfugier à Tours chez une vieille et chère amie, la mère Louise de la Visitation. C’est elle qui va recueillir les premiers cris de cette âme à la torture, apaiser les premiers spasmes du remords. Le remords, car la pensée de Marie, morte sans Dieu, poursuit Rancé comme un lancinant reproche. Il l’aimait, il était son amant, même si c’est l’un de ses amants qu’il faudrait dire ! Il aurait dû être là, auprès d’elle, à l’instant suprême, guider vers ses lèvres l’hostie du pardon. Mais surtout, il n’aurait jamais dû l’encourager dans les folies de sa vie, l’y suivre et, pis encore, y prendre part. Eût-il été plus attentif, plus sévère qu’il aurait pu la sauver. Mais comment se montrer sévère avec celle que l’on aime quand on est soi-même un libertin ?

Tardivement, il se souvient qu’il est homme de Dieu même s’il a tout fait pour l’oublier. Dans les cauchemars de ses nuits, il entend les cris de Marie aux prises avec l’enfer, il la voit brûler éternellement dans le feu qui ne s’éteint jamais. Alors, il comprend que le temps de la pénitence est arrivé. Revenu à Véretz, il vend ses biens, ses terres, son beau château, tout ce qui a contribué de près ou de loin à le perdre et il distribue aux pauvres l’or qu’il en tire. Il se défait aussi de ses riches bénéfices ecclésiastiques, n’en conservant qu’un seul, le moins rentable, le plus misérable : une petite abbaye aux trois quarts ruinée perdue au fond de l’humide vallon de Soligny, en Normandie : la Trappe.

C’est une sorte de désert, un bas-fond malsain d’où s’élèvent des vapeurs nocives. Là se dressent quelques bâtiments délabrés où sept religieux vivent, dans la plus totale liberté d’ailleurs, de dons, de charités. Mais assez bien au demeurant. On ne prie guère Dieu – comment le pourrait-on, l’église est croulante et la plupart des toits prennent l’eau ? Toutefois, on joue aux boules quand il fait beau et on reçoit quelques luronnes grâce auxquelles le temps passe assez agréablement.

Quand arrive l’abbé qui leur tombe dessus comme la foudre, les étranges moines doivent choisir : ou la porte avec quelques sous en poche, ou le retour au saint devoir, l’acceptation de la règle que l’abbé de Rancé apporte avec lui ! Tous choisissent le départ… après avoir tenté d’assassiner l’empêcheur de danser en rond. Alors Rancé demeure seul, tragiquement seul, jusqu’à ce qu’enfin deux religieux attirés par l’austère solitude viennent à lui.

Et l’abbaye peu à peu se relève de ses ruines, des hommes viennent, d’avance soumis à la nouvelle règle qui, en fait, est fort ancienne : c’est la plus haute, la plus dure, celle de saint Benoît, celle qui exige le silence, le travail. L’abbé de Rancé l’applique sans faiblir et, de son désert humide, de ces étangs glauques, de ces brouillards, il fait surgir un refuge pour les âmes blessées et pour celles qui, avides de Dieu, choisissent le renoncement.

« Je ne vois point d’autre porte à laquelle frapper que celle du cloître », avait-il écrit au roi en lui demandant de le confirmer comme abbé régulier de la Trappe. Peu à peu, d’ailleurs, il retrouve la paix de l’âme dans le jeûne et l’abstinence, dans l’humble travail de ses mains, dans le face-à-face perpétuel avec la tombe et son néant, dans la recherche incessante de Dieu. Des cendres de cette âme brûlée va s’allumer un phare dont les rayons s’étendront jusqu’aux confins de la chrétienté.

« Fermons les yeux, ô mon âme ! Tenons-nous si éloignés de toutes les choses de la vie que nous ne puissions ni les voir ni en être vus… » Telle était sa prière.

L’abbé de Rancé, qui avait eu pour parrain le cardinal de Richelieu, devait mourir à la Trappe le 27 octobre 1700. Le château de Véretz passait, lui, à la famille d’Aiguillon…

De nos jours, le château est devenu un très bel hôtel.

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