La tour de Constance Les Camisardes

Qui jamais ne connut ce que c’est que l’amour

N’a jamais pu savoir ce que c’est que la peine…

THOMAS (Tristan et Yseult)

La chaleur ne cédait pas. On était aux derniers jours du mois d’août 1704 et aucun rafraîchissement de la température ne s’annonçait. La sécheresse durait depuis des mois. Même les nuits restaient lourdes et étouffantes. Et chaque soleil qui revenait ajoutait aux souffrances de la terre craquelée, des arbres gris de poussière et des hommes dont les rations d’eau avaient été impitoyablement réduites. À Aigues-Mortes, enfermée dans ses remparts et ses étangs amers, la soif faisait son apparition. Et les prisons étaient pleines…

Dans la tour de Constance, le gros donjon avancé comme une sentinelle au-devant des murailles, les captifs d’une guerre fratricide s’entassaient par étages : les hommes au premier, les femmes au second et les irréductibles tout en haut, là où la chaleur se faisait sentir le plus durement. Chacun de ces étages présentait une grande salle ronde et voûtée où les prisonniers étaient parqués comme des bêtes, les malades avec les bien-portants, attendant un hypothétique jugement que leur nombre rendait improbable ou dérisoire. Pour les hommes, les portes de la prison ne s’ouvriraient guère que sur les galères ; pour les femmes, elles ne s’ouvriraient peut-être plus jamais. Et cela parce que geôliers et captifs priaient le même Dieu d’une manière différente ! Il y avait bientôt dix ans que les guerres de Religion s’étaient rallumées en France.

Tout a commencé en 1685 quand le roi Louis XIV, mal conseillé par la dévote marquise de Maintenon, son épouse secrète, et par la toute-puissante Compagnie du Saint-Sacrement, a cru assurer son salut en révoquant l’édit de Nantes. On a réussi à persuader le roi que l’ancienne franchise jadis accordée aux protestants par son aïeul Henri IV n’avait plus de raison d’être et, de bonne foi, il a cru réunifier définitivement ses sujets dans la seule et unique religion catholique.

Beaucoup de huguenots, alors, se sont volontairement exilés, quittant la France pour Genève, pour les principautés allemandes, pour les Pays-Bas, pour l’Angleterre, voire pour l’Amérique, privant le pays d’un artisanat sans prix, d’une bourgeoisie et d’une noblesse efficaces et sages et d’une main-d’œuvre précieuse. Une saignée dont la France portera les traces durant des siècles.

Certains, pris de peur, choisirent de se soumettre, du moins en apparence, mais le feu couvait sous la cendre. Des prédicants, peu à peu, se mirent à parcourir les campagnes en secret, reprochant aux nouveaux convertis ce qu’ils appelaient leur lâcheté, tentant de les ramener à la foi de Luther et de Calvin et y réussissant le plus souvent. Mais nulle part le succès de ces hommes ne fut plus grand que dans la partie la plus sauvage du Languedoc : les Cévennes austères, touffues, difficilement pénétrables, peuplées de bergers et de petits artisans. Depuis des siècles, la vieille terre où avaient fleuri tour à tour l’arianisme et le catharisme était demeurée frémissante, prête à s’ouvrir à tous les courants de pensée capables de lui apporter au moins l’illusion de la liberté. Le grain de la Réforme y avait poussé comme du chiendent.

À l’annonce de la Révocation, le pays qui avait d’abord plié sous la tempête se réveilla : le 23 juillet 1702, au Pont-de-Monvert, l’inspecteur des paroisses, l’abbé de Langlade du Chayla, était assassiné par une bande de fanatiques semblables à beaucoup d’autres qui, aux ordres de quelques chefs hardis, avaient pris le maquis. On attaqua sans relâche les prêtres et les églises, on brûla et on pilla les villages suspects de catholicisme. Des accrochages sanglants eurent lieu, cruels de part et d’autre. Mais il faut bien dire qu’exaspérée par une telle résistance, la répression fut féroce.

Les rebelles portaient le nom de Camisards parce que, sur leurs vêtements, ils endossaient une chemise blanche qui leur servait de signe distinctif. C’est ainsi qu’ils affrontèrent les troupes commandées d’abord par le comte de Broglie, puis par le maréchal de Montrevel, enfin par le maréchal de Villars que Versailles envoya contre eux. Tout ne fut plus que haine et sauvagerie.

Plusieurs chefs menaient des Camisards mais deux surtout faisaient figure de généraux : Jean Cavalier et Pierre Laporte dit le chevalier Rolland. Le premier était un ancien garçon boulanger du Mas Roux, le second un ancien tondeur de moutons du Mas Soubeyran, mais tous deux portaient des âmes de paladins. Jeunes et ardents, ils brûlaient de foi et de courage. Malheureusement, tant de vaillance allait déboucher sur un drame et sur les prisons surpeuplées d’Aigues-Mortes où, parmi d’autres, deux très jeunes femmes allaient vivre un calvaire doublé d’un affreux désespoir. Elles s’appelaient Catherine et Marthe Bringuier de Cornély. L’aînée était la femme de Rolland car, pour leur malheur à tous deux, la passion religieuse du jeune chef s’était doublée d’un grand amour…

Vers la fin du mois d’août 1703, la nouvelle courut les Cévennes qu’une grande réunion de prières se tiendrait dans la combe de Bisoux, au-dessus d’Anduze. Rolland y conviait tous les fidèles des environs. À Lassalle vivaient alors François Bringuier de Cornély, sa femme et ses dix enfants, tous huguenots ayant abjuré du bout des lèvres. À la grande fureur des deux filles aînées, Belotte et Louison, dont la foi ardente refusait de transiger et qui, peu à peu, ramenaient les leurs à la foi de jadis. Elles accueillirent avec joie la nouvelle de la réunion et décidèrent de s’y rendre, spécifiant qu’il était bien inutile d’essayer de les en empêcher.

Le père s’inclina mais refusa de laisser deux autres de ses filles, Catherine et Marthe, suivre l’exemple de leurs aînées. Elles étaient trop jeunes – l’une avait cependant vingt ans et l’autre dix-sept ! – et puis l’on signalait dans la région des troupes de miquelets1. Ce n’était pas prudent…

Mais il y avait des jours déjà que Catherine et Marthe rêvaient de ce chevalier Rolland que l’on disait si beau et si brave. L’idée qu’il allait venir si près d’elles les enfiévrait et quand elles eurent vu leurs sœurs quitter la maison pour se rendre à la réunion elles n’y tinrent plus : entraînant avec elles Marie, une vieille servante qui ne savait rien leur refuser, elles quittèrent la maison de nuit pour se rendre à la combe de Bisoux.

Elles approchaient du but quand elles tombèrent sur une petite troupe de miquelets qui s’emparèrent d’elles. Mais leurs cris et surtout ceux de la vieille Marie donnèrent l’alarme, et bientôt les soldats se retrouvèrent face à deux hommes qui tombèrent sur eux l’épée à la main. Le combat fut bref. Les nouveaux venus étaient jeunes, forts, bien entraînés. Les miquelets n’étaient que six. Les sœurs de Cornély furent vite délivrées.

Elles virent alors que le plus grand de leurs sauveurs était très brun, avec un visage régulier un peu déparé par la petite vérole. Il portait un habit rouge galonné d’or sur une veste et des culottes noires. Son compagnon, brun lui aussi et simplement vêtu de laine brune, était peut-être plus beau que lui mais il avait moins d’allure. Le premier était Rolland, le second était Maillet, son lieutenant. Et, comme dans les romans, quatre coups de foudre éclatèrent au même instant. Catherine et Rolland ne virent plus qu’eux-mêmes et il en fut de même pour Marthe et Maillet.

Rolland avait établi son camp dans la montagne aux environs de Lassalle et dès lors, bien souvent, à la nuit close, lui et Maillet descendirent jusqu’au village et jusqu’au jardin de leurs amies pour voler à cette guerre sans merci quelques instants de bonheur. D’autres fois, le rendez-vous avait lieu sur les pentes rocheuses qui dominent la Salindrenque et, après chacun d’eux, il était plus difficile de se quitter. Mais, malgré l’auréole de gloire qui entourait les rebelles, Rolland et Maillet n’osaient se présenter chez les Cornély. En dépit de leur foi, les châtelains de Lassalle n’approuveraient peut-être pas l’amour de leurs filles pour d’anciens bergers. Avant de se déclarer, il fallait d’abord gagner, mériter tant de lauriers que le refus ne puisse plus être possible. Malheureusement, pour les Camisards, les choses commençaient à tourner mal.

Exaspéré par une résistance toujours plus tenace, et par quelques revers, Montrevel passa l’hiver à faire ce qu’il appelait le « Grand Œuvre » ; plusieurs dizaines de villages des hautes Cévennes furent, par son ordre, détruits et rasés, leurs habitants déportés. D’autres virent démolir leurs fours, leurs moulins. C’était condamner les populations à la famine. La peur aussitôt s’installa.

Au début de l’année 1704, Jean Cavalier essuya une sanglante défaite aux grottes d’Euzet. Mais le roi, mécontent, rappela Montrevel et le remplaça par le maréchal de Villars qu’il chargea de pacifier le Languedoc. Celui-ci pensa que la première chose à faire était d’essayer de s’entendre avec Jean Cavalier. Il y parvint par l’intermédiaire d’un gentilhomme de la région. M. d’Aygaliers, offrit un régiment, le grade de colonel et obtint ainsi, sans trop de difficultés, que Cavalier abandonnât les combats. Mais Rolland, lui, refusa de pactiser. Plusieurs entrevues orageuses eurent lieu entre les deux hommes sans résultat : Rolland voulait regagner sa montagne et continuer la lutte et, naturellement, Maillet le suivit.

C’est alors que Catherine et Marthe décidèrent de joindre leur sort à celui des hommes qu’elles aimaient. Les jours leur semblaient trop chichement comptés à présent, elles ne voulaient plus de séparation et les deux garçons n’eurent pas le courage de refuser ce bonheur qui s’offrait si spontanément, si naturellement. Ils se retiraient alors sur le château de Castelnau, déserté par ses propriétaires et dont ils voulaient faire leur nouveau quartier général. Catherine et Marthe n’auraient qu’à les rejoindre.

Mais elles avaient l’âme trop haute pour partir sur la pointe des pieds. Catherine et Marthe déclarèrent à leurs parents qu’elles voulaient rejoindre les derniers chefs rebelles pour partager leur sort. Et François de Cornély les laissa partir : une seule condition, que le double mariage soit aussitôt célébré par un pasteur… Ce qui fut promis. Le 14 août 1704, les sœurs Cornély rejoignaient le camp des Camisards. Le soir même, dans une grotte de la montagne, à la lueur des torches, Catherine épousait Rolland, Marthe épousait Maillet.

Ce fut une cérémonie simple et touchante, en présence des derniers fidèles. La nuit était chaude et claire. Elle embaumait tous les parfums de la terre et des plantes sauvages. Restait le danger mais le bonheur était dans les cœurs… Sauf dans un seul !

Celui d’un certain Malarte en qui tous avaient confiance parce que, depuis des mois, il servait d’agent de liaison. Mais tous ignoraient aussi combien Malarte aimait l’or. Et, tandis que les deux jeunes couples regagnaient le château de Castelnau pour y vivre leur nuit de noces, Malarte, après s’être retiré discrètement des rangs des assistants et caché derrière un rocher, laissa s’écouler la foule puis prit sa course en direction d’Uzès.

Vers quatre heures du matin, tout dormait au château. Sûr de son entourage comme du pays où il se trouvait, Rolland, tout à son amour, avait négligé de poster des sentinelles, et même permis aux quatre hommes qui restaient à l’intérieur de la maison d’aller dormir pour prendre des forces en vue d’une expédition qui devait commencer le lendemain.

Personne donc ne vit les dragons du capitaine de La Coste de l’Abadie se glisser autour du château, le cerner, tandis qu’un détachement s’en allait attaquer la porte sous la protection des mousquets.

Rolland s’éveilla en sursaut au premier coup de bélier, sauta à bas du lit et, par la fenêtre, aperçut dans l’aube naissante les uniformes rouges. Il fallait tenter de fuir et surtout protéger Catherine et Marthe car, s’ils les prenaient, Dieu seul savait ce qu’en feraient les dragons !

Il alla chercher Maillet et Marthe. Grâce au ciel, il y avait, derrière le château, une petite ouverture donnant sur un ravin boisé. La lumière était encore incertaine et il devait être possible de s’enfuir par là.

Un instant plus tard, la petite troupe augmentée de la vieille Marie et de quatre autres Camisards s’élançait dans les bois. Mais il fut bientôt évident que déjà l’on était sur leur trace et Rolland prit une décision aussi sage que crucifiante : lui et les hommes attireraient les soldats sur eux. Ils savaient se battre et on ne les aurait pas facilement. Pendant ce temps, les trois femmes prendraient une direction différente et gagneraient Toiras où l’on se retrouverait plus tard.

Il y eut un instant affreux, mais déjà on apercevait à travers les arbres les uniformes rouges. Catherine s’arracha des bras de Rolland et entraîna sa sœur et Marie. Elles se coulèrent dans un fossé, dévalèrent une pente. Derrière elles, des coups de feu se faisaient entendre mais elles avaient foi dans le courage de leurs hommes. Ils sauraient sortir vainqueurs et, bientôt, ils les rejoindraient… Pourtant, en son for intérieur, une voix secrète et désespérée chuchotait à Catherine qu’elle se mentait à elle-même et que jamais elle ne reverrait vivant celui qu’elle aimait tant.

La voix avait raison. Les coups de feu, c’était Rolland qui les avait reçus. Il était mort. Peu après, Maillet et ses quatre compagnons étaient faits prisonniers malgré une défense acharnée. À leur tour les trois femmes furent prises, le 15, dans les bois de Toiras. Elles étaient à bout de forces. On les ramena à Nîmes où Catherine apprit la mort de son époux et la captivité des autres. Ils étaient déjà jugés et devaient être exécutés le lendemain.

La journée du 16 fut une horreur sans nom pour les malheureuses femmes. Encadrées de soldats, elles durent voir leurs époux et leurs compagnons traînés sur la claie dans la poussière et les ordures. Rolland était bien mort mais on l’avait sommairement embaumé pour qu’en dépit de la chaleur il fût encore reconnaissable. Mais Maillet, lui, était bien vivant et montrait un courage stupéfiant.

Il était condamné à mourir sur la roue. Il y monta en chantant et en exhortant ses compagnons condamnés au même supplice à l’imiter. Quand le bourreau leva sa barre de fer pour rompre les membres du jeune homme, Marthe poussa un grand cri et s’évanouit miséricordieusement… Mais l’épreuve subie dans la chaleur cuisante qui écrasait la ville avait été trop forte pour elle. La fièvre suivit et ce fut une malade, inconsciente, que l’on transféra avec sa sœur et Marie dans la tour de Constance où, selon toute vraisemblance, on les laisserait pourrir jusqu’à ce que la mort les prenne en pitié.

Dans la chaleur de l’été, la pauvre Marthe faillit mourir cent fois. Sa sœur et Marie ne la maintenaient en vie que par des miracles de dévouement. Elles se privaient pour elle, s’efforçaient de lui assurer les places les plus fraîches sur les dalles de pierre. Elles étaient d’ailleurs considérées comme des héroïnes par leurs compagnes de captivité. On se répétait leur histoire qui allait devenir légende. L’ombre rouge et or de Rolland était sur elles. Et puis vint enfin la pluie, et la vie à la tour de Constance fut un peu moins cruelle. On put boire tout son saoul, se laver un peu, tenter de revivre…

Mais le maréchal de Villars savait le prix des symboles dans un pays en guerre. Au mois de novembre il ordonna que les sœurs de Cornély fussent tirées de leur prison, à la seule condition qu’elles passeraient en Suisse où les leurs les précédaient.

Par un matin brumeux qui faisait lever d’étranges formes sur les étangs verdis, Catherine, Marthe encore faible et Marie quittèrent Aigues-Mortes sous la garde de l’escorte armée qui devait les conduire à la frontière. Elles s’enfoncèrent dans le brouillard et dans l’anonymat. L’Histoire refermait ses portes derrière elles, car on ne sait ce qu’elles devinrent par la suite.

Mais la vieille tour, jadis construite par Saint Louis quand il avait créé le port d’Aigues-Mortes et qui devait assez vite passer de sa fonction de gardienne d’une ville à celle d’une prison d’État, allait garder captive une véritable héroïne, vénérée dans toute la région comme l’un des flambeaux du courage protestant : Marie Durand, qui, enfermée dans la tour avec sa famille alors qu’elle n’était qu’une fillette, allait y demeurer trente-sept longues années. Des années qui ne parvinrent pas à réduire sa foi, son espérance ni sa charité car, durant tout ce temps, elle ne cessa de se dépenser pour ses compagnes qu’elle exhortait et dont elle ranimait les courages lorsqu’ils faiblissaient. Sur la margelle qui borde l’orifice central de la salle, on peut lire encore, encadrés pieusement d’une ferronnerie, les quelques mots qu’elle y a gravés : « Au ciel. Résistez ! »

C’est le prince de Beauvau, lorsqu’il devint gouverneur du Languedoc en 1767, qui libéra Marie Durand et les treize compagnes qui lui restaient encore…


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er mai au 31 août 10 h-19 h Du 1er septembre au 30 avril 10 h-13 h et 14 h-16 h 30


1- Troupes régulières mais qui tiraient leur nom d’anciens brigands de Catalogne.

Загрузка...