Villette La Vénus lycéenne

Fragilité, ton nom est femme.

W. SHAKESPEARE

« Un paysage délicieux, une société charmante, tous les talents réunis à la beauté dans la personne des filles de la maison, la musique, la peinture, le latin, le grec, toutes les langues, toutes les sciences. » Ainsi s’exprime dans le dernier quart du XVIIIe siècle un habitué, admirateur inconditionnel du charmant château de Villette et de ses habitants, le marquis de Grouchy, de vieille souche normande – on dit que l’un de ses ancêtres escortait Guillaume le Conquérant –, sa femme et ses trois enfants. Ce sont Sophie, l’aînée, qui est aussi l’héroïne de cette histoire, Emmanuel, alors garde du corps du roi Louis XVI mais qui sera un jour le maréchal de Grouchy, l’homme qu’à Waterloo l’Empereur attendra en vain, et enfin la petite Charlotte.

Tout le monde vit le plus gaiement, le plus aimablement du monde dans ce joli château des environs de Meulan : une large maison au bout d’une allée de vieux tilleuls, une maison qui semblerait presque simple s’il n’y avait la splendeur du parc orné de cascades et de jeux d’eaux, une maison où il fait bon vivre.

Mais en ce mois de décembre 1786, c’est de Sophie surtout qu’il est question à Villette : elle va, en effet, se marier et ce mariage agite la ville et la campagne, le monde intellectuel et celui des sciences, jusqu’à la grave Académie où l’on se préoccupe d’envoyer aux noces une délégation : « On en prenait dans la classe de géométrie, dans celle d’astronomie », on cherchait les représentants les plus dignes de la docte assemblée. Et pas seulement à l’Académie des sciences mais aussi à l’Académie française dont le fiancé est un membre très représentatif.

Au fait, le fiancé, qui est-il donc ? Tout simplement Jean-Antoine de Caritat, marquis de Condorcet, le grand savant, auteur de brillantes recherches sur le calcul intégral et l’algèbre, celui que Voltaire a déclaré « l’homme le plus nécessaire de France ». On conçoit l’émotion suscitée par une telle union alors que le siècle des Lumières jette ses derniers feux avant de sombrer dans la marée sanglante de la Révolution.

Le moins que l’on puisse dire est que les fiancés ne sont guère appariés du côté de l’âge. Sophie, qui fut d’abord chanoinesse au chapitre de Neuville-les-Dames en pays de Dombes, a vingt-deux ans. Elle est ravissante avec le minois le plus éveillé et d’immenses yeux noirs vifs et intelligents. Condorcet, lui, en a quarante-trois et n’est pas mal du tout. Mais ce n’est pas là ce qui cause la surprise et l’émoi général. Simplement, un géomètre qui se marie semble enfreindre un principe de droit. Lorsque l’on est un mathématicien, on se doit de ne pas exécuter ce que d’Alembert appelle le « saut périlleux ».

Quoi qu’il en soit, Condorcet fait le saut périlleux et il le fait par amour. Il aime Sophie au point de refuser toute dot. Il se contente d’un contrat verbal. De son côté, Sophie, à ce qu’il paraît, aime, elle aussi, son mathématicien, bien que l’on ait vaguement fait allusion à un penchant pour La Fayette.

Le 28 décembre 1786, dans la chapelle de Villette, le curé de Condécourt bénit le couple en présence d’une assistance aussi nombreuse que choisie. La Fayette est témoin. Après quoi Sophie, sans trop de peine, quitte sa jolie maison pour l’hôtel des Monnaies dont son époux est le directeur. Elle est très heureuse et surtout immensément fière. Et puis Villette est si près ! On y reviendra fréquemment avec des amis.

Ils sont nombreux, ces amis, et célèbres pour la plupart : Mme de Staël, Beaumarchais, Franklin, Necker, Laplace, Volney, Cabanis qui un jour épousera la petite sœur Charlotte, Turgot, d’Alembert, Mirabeau, tout ce que Paris compte de grand, de brillant et de généreux car tous ne rêvent que de liberté et accueillent avec joie les prémices d’une révolution que l’on espère sereine. Ces sentiments sont d’ailleurs partagés par toute la famille de Grouchy et le jeune Emmanuel n’hésitera pas à s’engager dans les armées de la République.

Côté ménage, tout va bien chez les Condorcet. Sophie donne le jour à une petite Eliza dont, en dépit des mauvaises langues, il faut bien admettre qu’elle ressemble à Condorcet. Car, depuis le mariage, les langues vont leur train. Sophie, si jolie qu’Anacharsis Clootz l’a surnommée la Vénus lycéenne, a trop de charme et d’admirateurs pour que l’on ne ressorte pas toujours la fameuse différence d’âge. Mais cela n’entame en rien la sérénité du savant et, quand revient l’été, tout le monde se transporte à Villette où l’hospitalité du marquis est toujours sans défaut.

Naturellement, aucun membre de la famille ne songe à émigrer. Condorcet devient député de la Législative puis de la Convention. Mais la mort du roi le précipite d’un seul coup des hauteurs sublimes où il plane à une sanglante réalité. Une révolution qui tue ne saurait être la sienne. Bientôt, hélas, elle va s’emballer et l’entraîner sous les roues de son char devenu fou. Le 8 juillet 1793, après la chute de ses amis girondins, Condorcet, dénoncé par Chabot, est décrété d’arrestation. Prévenu à temps, il se réfugie d’abord chez Mme Helvétius, puis chez la veuve du sculpteur François Vernet, au numéro 15 de la rue Servandoni. Il y reste caché jusqu’au 25 mars 1794 et y compose son Esquisse des progrès de l’esprit humain qui est la preuve, chez ce proscrit, d’une bien grande magnanimité…

Pour ne pas mettre en danger celle qui l’abrite quand la Terreur fait rage, Condorcet quitte la rue Servandoni et erre, du côté de Clamart, à la recherche d’un asile qu’il ne trouvera pas. Arrêté sous un déguisement et emprisonné à Bourg-la-Reine, il finit par s’empoisonner dans sa prison, pour éviter l’horreur de la guillotine. C’est seulement après Thermidor que Sophie, qui a vécu comme elle pouvait en faisant de petits portraits et autres travaux de peinture, apprend la mort d’un époux qu’elle croyait jusqu’alors réfugié en Suisse.

Sa douleur est profonde et ne s’apaise que lentement. C’est à Villette qu’avec sa fille elle viendra chercher, non pas l’oubli, mais une nouvelle sérénité. Là, rien n’a vraiment changé sinon que la vie y est moins large mais la chaleur familiale est juste ce qu’il faut à la jeune femme. L’un après l’autre les anciens amis réapprendront, eux aussi, le chemin du château où vit toujours son père.

Le Directoire est là avec ses folies et son appétit de vivre et d’oublier le cauchemar. Sophie, comme les autres, se laisse emporter par le tourbillon. À nouveau, elle aime. Mais cette fois avec passion, avec folie. Malheureusement, elle aime mal. Ou plutôt, elle est mal tombée.

L’objet de son amour, Mailla-Garat, neveu du conventionnel Joseph Garat et frère du fameux chanteur, est un petit Basque maigre et brun, vif comme l’éclair et roué jusqu’à l’âme mais doué d’une faconde intarissable, d’un toupet de première grandeur et d’une paire d’yeux qui affolent les dames. Vaniteux comme un paon par-dessus le marché, il se croit des dons littéraires et pense faire carrière dans le journalisme.

Conquise dès le premier regard, Sophie s’est prise pour lui d’une passion désordonnée et ne tarde pas à devenir sa maîtresse à l’infinie stupeur de sa sœur Charlotte, de son frère et du cercle d’amis fidèles qui ne comprennent rien. Ils se hasardent alors à quelques remarques en forme de douce mise en garde.

Sophie est trop fine pour ne pas comprendre et, craignant de choquer son vieux père, elle acquiert à Meulan, non loin de Villette, les restes d’un ancien couvent qu’elle rebaptise la Maisonnette. Là elle pourra recevoir en toute liberté son Mailla bien-aimé à qui elle écrit, entre-temps, des lettres enflammées :

« Je vais aller sur cette belle terrasse par un soleil ravissant te regretter, te presser dans mon cœur. » Ou encore : « Si jamais il exista sur terre une femme à laquelle tout au monde ait donné le besoin du lien le plus intime, le plus complet, c’est moi certainement qui suis cette femme. »

Passion dépensée en pure perte. Sophie ignore que son Mailla bien-aimé la trompe abondamment et va jusqu’à amener certaines de ses conquêtes dans l’appartement que Mme de Condorcet a conservé, pour y passer les quelques semaines de l’hiver. Au nombre de celles-là se trouve, en premier plan, Aimée de Coigny, ex-duchesse de Fleury, ex-Jeune Captive du malheureux André Chénier et en passe de devenir ex-comtesse de Montrond1. C’est l’une des créatures les plus incandescentes qui se puissent rencontrer et elle est très belle. La considérant comme une amie, Sophie, en toute innocence, l’invite à la Maisonnette en compagnie de Garat. C’est là qu’un jour cruel elle apprend quel usage ces deux-là font de son hospitalité, de son amour et de son amitié. Avec beaucoup d’élégance et de magnanimité, Mme de Condorcet mettra fin à cet indigne amour.

Heureusement, un autre amour venait, un an plus tard, apaiser une blessure irritée par les procédés inqualifiables de Mailla-Garat qui n’a pas hésité à vendre à un collectionneur les lettres de Sophie. Cette fois, il s’agit du savant botaniste Claude Fauriel auprès de qui la charmante marquise de Condorcet achèvera les quelques années qui lui restent à vivre.

Elle s’éteint à Paris le dimanche 8 septembre 1822 des suites d’une cruelle maladie et repose au cimetière du Père-Lachaise.

Villette, qui avait vu les noces d’Eliza de Condorcet avec le général irlandais O’Connor, cessa d’appartenir à la famille de Grouchy en 1816 pour devenir le bien de la fille de Fouché, la comtesse de La Barthe-Thermes. Ajoutons que le château, bâti au XVIIe siècle pour le comte d’Auffray, avait été remanié plus tard par Jules Hardouin-Mansart à qui l’on doit les cascades et les bassins qui donnent tant de charme à cette belle maison d’autrefois.

Aujourd’hui, le château a été transformé en hôtel.


1- Voir Mareuil-en-Brie.

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