La trahison s’assied à nos banquets, elle brille dans nos coupes, elle porte la barbe de nos conseillers, elle affecte le sourire de nos courtisans et la gaieté maligne de nos bouffons.
Le château n’est plus que ruines comme l’enceinte fortifiée, comme le puissant donjon de Monréal qui domine le gave traversé d’un pont à demi détruit mais le paysage est sans doute l’un des plus beaux de France car la vue sur les Pyrénées est admirable.
Il y eut toujours là un grand appareil guerrier et cela depuis qu’en l’an 1080 Centulle IV de Béarn, en lui donnant une charte de franchise, en fit un lieu d’asile et justifia son nom : Sauveterre, terre de salut, terre de sauveté. Ce qui n’empêche pas les comtes de Béarn d’y posséder, cent ans plus tard, un fort château où ils tiennent cour brillante.
Plus brillante ne se vit jamais sans doute que cette assemblée réunie un beau jour de printemps – en 1169 – pour les noces de Gaston, vicomte de Béarn, et de Sancie de Navarre.
La capitale de Béarn c’est alors Morlaas mais Sauveterre est la cité aimée de Gaston et il entend qu’elle partage son bonheur. Car il s’agit là d’un mariage d’amour. Le couple est jeune – elle n’a que quinze ans – et bien assorti mais la foule n’a d’yeux que pour la petite mariée, si timide, si rougissante dès qu’elle lève les yeux vers Gaston, superbe gaillard rompu dès l’enfance aux courses en montagne, à la rude chasse à l’ours qui est sa passion. Auprès de lui, elle a l’air d’un bibelot.
Elle l’aime pourtant, depuis le jour où elle l’a vu venir à Pampelune, à la cour de son frère le roi Sanche IV de Navarre. Ce fut l’une de ces illuminations inattendues comme il en arrive parfois aux âmes pures car, jusqu’à l’arrivée de Gaston de Béarn, Sancie se croyait bien destinée à Dieu. Elle pensait, de bonne foi, que Dieu l’appelait au fond de quelque couvent pour la préserver des violences du monde. Mais, auprès d’un homme comme Gaston, comment ne pas trouver de charme à la vie du siècle ? Comment ne pas se sentir en pleine sécurité ? Et le mariage a lieu dans le bel apparat qui convient à si hauts seigneurs. Dans la chambre haute du château, Sancie va, la nuit venue, connaître un vrai bonheur.
Tragiquement court, le bonheur, hélas ! Vers la fin de l’automne, un soir où le vent de neige souffle fort sur les chemins de ronde, on rapporte à Sancie son époux blessé à mort. L’ours qu’il a voulu attaquer seul s’est trop bien défendu et Gaston, la poitrine écrasée, n’a plus guère que le souffle – et encore bien léger ! – quand on le porte dans son lit. Il est impossible de déguiser l’affreuse vérité à Sancie. On le voudrait pourtant car elle est enceinte et à quelques semaines de son terme mais la catastrophe est trop brutale. Et puis, elle est fille de bonne race, faite pour le règne et ce genre d’accident n’est pas tellement rare.
Sancie s’évanouit à la nouvelle puis pleure, pleure indéfiniment, ne consentant à se calmer enfin que lorsqu’on lui explique, bien doucement, qu’à présent elle se doit toute à l’enfant qui va naître puisqu’il est l’héritier.
La naissance s’annonce un mois plus tard, par une nuit de janvier si froide que l’énorme feu allumé dans la chambre par les servantes ne parvient même pas à réchauffer les murs où l’eau suinte sous les tentures. Des cuisines on monte sans arrêt des chaudrons d’eau bouillante qui arrive presque tiède. Les servantes s’activent autour du lit où la jeune femme gémit sans arrêt torturée dans son corps plus qu’il n’est normal. Auprès d’elle, le mire du château lui tient la main mais sa mine sombre n’a rien de rassurant : l’enfant met beaucoup trop de temps à venir !
En effet, il va mettre deux jours et deux nuits et quand enfin il apparaît, mire et servantes se signent, épouvantés : c’est un véritable monstre, une créature qui semble vomie par l’enfer. Mais qui n’a que le souffle et qui meurt presque aussitôt, au grand soulagement de tous. On s’interroge, bien sûr : comment deux êtres aussi beaux ont-ils pu donner le jour à cette horreur ? Et le mire d’exiger des servantes un serment : celui du silence. Pour tous, l’enfant est mort en naissant, un point c’est tout. Et toutes de promettre, bien sûr.
Mais il est des langues que rien ne peut arrêter. L’une des femmes se confie à son époux qui parle à son frère qui parle à sa femme. Et bientôt le secret est su de tous. Alors, à nouveau, on s’interroge. Quelqu’un dit qu’un certain mendiant contrefait et que l’on dit sorcier a jeté un sort à la jeune dame au jour de ses noces parce que, avant de lui faire aumône, elle avait eu un mouvement de recul.
Ceux qui disent cela ce sont les bien intentionnés, les braves gens. Mais il y a les autres, les amateurs de sensations fortes et de diableries et ceux-là sont les plus nombreux. On dit que la jeune comtesse a dû tromper son époux, qu’elle s’est donnée au diable, qu’elle a tenté de se faire avorter. On dit qu’elle a tué l’enfant de ses propres mains. Et la calomnie de grandir, et de s’enfler, et d’envahir tout le pays, toute la montagne jusqu’aux cimes du mont Balaïtous, jusqu’en Navarre.
Jour après jour le peuple s’assemble, vient battre les murailles du château que les hommes d’armes ne quittent plus. La garde est renforcée car Sancie est bel et bien assiégée. Les cris de mort et de haine montent incessamment, réclamant le bûcher pour l’épouse coupable.
Le danger devient si grand que le sénéchal de Sauveterre envoie prévenir le roi de Navarre. En tant que frère et suzerain, c’est à lui qu’il appartient de juger. Et il accourt, pour comprendre que l’on n’a rien exagéré : le mal est grand. Si l’on ne veut pas massacrer toute la ville il faut ou bien livrer Sancie ou bien la laver de tout soupçon au vu et au su de tous. Alors, il en appelle à Dieu !
Ses hérauts courent le pays : la comtesse Sancie a accepté de se soumettre publiquement au jugement de Dieu. Elle subira l’ordalie par l’eau. Si l’arrêt céleste la lave de toute accusation elle sera rétablie dans tous ses droits seigneuriaux et ceux qui ont osé l’accuser subiront le châtiment des calomniateurs. L’arrêt est sans appel.
Comme par enchantement la ville se calme mais la peur fait son apparition. Le roi a de fortes troupes et sa réputation d’homme impitoyable n’est plus à faire. Et c’est moitié dans la fièvre, moitié dans l’angoisse que l’on attend l’aurore du jour de la vérité.
Le jour se lève. Sancie, escortée de ses femmes qui pleurent, environnée d’hommes d’armes est menée vers la rivière. Il y a là, près du pont, un pavillon de soie rouge dressé pour le roi de Navarre. Sanche IV s’y tient assis sur un trône, couronne en tête, sceptre en main. À l’apparition de sa jeune sœur, il ne sourcille même pas.
Sancie s’approche, s’agenouille, baise la terre devant son frère puis gagne un petit oratoire portatif que l’on a installé pour y faire une longue prière. Sur la prairie, au bord du gave, toute la chevalerie du pays est là et l’autre rive est noire de monde.
Sancie, sa prière achevée, ôte ses joyaux, son manteau et sa robe fourrés, sa guimpe de lin, son voile de tête, enfin ses chaussures. Elle ne garde sur elle qu’une longue chemise de lin blanc et chacun peut la voir frissonner sous le vent glacé. Mais aucune rumeur de pitié dans cette foule qui attend.
Ensuite elle va jurer sur les reliques des saints qu’elle est pure de tout péché, innocente surtout des crimes dont on l’accuse. Puis, on la remet aux prêtres qui, en procession, la conduisent vers le pont au milieu duquel des bourreaux attendent avec des cordes. C’est pieds nus, un cierge de cire vierge à la main pesant plusieurs livres qu’elle doit faire le chemin tandis que, des deux rives, s’élèvent des chants funèbres.
Quand elle rejoint les bourreaux qui vont la ligoter étroitement, tous, sauf le roi, se mettent à genoux. On lui lie les mains, on lui entrave les jambes, on lui rend tout mouvement impossible. Puis les bourreaux la soulèvent. Un instant sa forme blanche apparaît au-dessus du parapet de pierres grises. Un instant seulement puis on la lance dans le vide.
Le corps mince disparaît dans le bouillonnement du gave. L’eau grise et glaciale s’est refermée. Sur les rives, des soldats veillent. Le temps qui s’écoule paraît interminable et les mains du roi se sont crispées sur son sceptre.
Puis, tout à coup, il y a un immense cri : la forme blanche vient d’apparaître en surface, doucement balancée par le flot qui à cet endroit se calme et la mène vers la rive, vers une étroite grève qui se trouve « à trois portées de flèches ». Dieu a jugé !
Déjà les femmes de Sancie courent sur la prairie. Deux d’entre elles pénètrent dans l’eau, ramènent leur maîtresse qu’elles délient, frictionnent, enveloppent de couvertures, couvrent de fourrures avant de la rapporter au château tandis que Sanche fait traîner devant lui les accusateurs les plus acharnés. Pour eux, c’est l’heure du châtiment.
Sancie aura peine à se remettre de son bain glacé mais elle y parviendra. Non pour gagner le couvent qu’elle souhaitait tant avant sa terrible aventure mais pour servir à nouveau la politique de son frère. Elle devra se marier encore, à Garcia Ordonès, comte de Najera, auprès de qui elle vivra une existence sans autre drame.
À Sauveterre, le vieux pont porte toujours le nom de pont de la Légende. Mais cette légende-là, comme beaucoup de ses pareilles, est avant tout de l’histoire.