Offémont Les poisons de la Brinvilliers

Ainsi que les vertus, les crimes enchaînés

Sont toujours, ou souvent, l’un par l’autre traînés.

ROTROU

Vers le temps de Pentecôte de l’année 1668, le conseiller d’État Dreux d’Aubray, maître des requêtes et lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris, décide de quitter son hôtel parisien de la rue du Bouloi pour sa terre d’Offémont dans le Noyonnais. Il aime ce beau domaine et surtout le château qu’il a acheté quelque vingt ans plus tôt, séduit par la beauté des bâtiments et refusant de tenir compte de la réputation fâcheuse qui s’y attache. Offémont, en effet, a été le domaine d’élection de cet Henri de Montmorency qui fut gouverneur du Languedoc et décapité à Toulouse par ordre du cardinal de Richelieu pour avoir trahi la cause de son roi.

Le lieutenant civil ne croit pas aux fantômes et il est secrètement flatté, lui dont la noblesse est de robe et plutôt récente, de posséder un château dont les anciens propriétaires appartenaient à la plus haute noblesse du royaume. Mais, ce printemps-là, il s’y rend avec plus d’empressement encore que d’habitude. Il compte en effet sur le bon air des grands arbres pour rétablir une santé qui, naguère encore sans problèmes, se détériore étrangement depuis le dernier hiver. M. d’Aubray a pris froid, sans doute, mais ce petit rhume, soigné cependant par les moyens habituels, s’est soudainement compliqué de brûlures et de nausées qui se sont poursuivies alors même que le rhume n’était plus qu’un souvenir.

Naturellement, M. d’Aubray emmène avec lui la majeure partie de sa maison et singulièrement certain valet nommé Gascon qui lui a été chaleureusement recommandé par sa fille aînée Marie-Madeleine, marquise de Brinvilliers, et qui en effet s’est révélé le meilleur et le plus dévoué des serviteurs. Peut-il en être autrement d’ailleurs puisque l’homme vient d’une fille dont le conseiller est fier et qu’il aime tout particulièrement ? Une fille pleine de tendresse et d’attentions. N’a-t-elle pas promis de venir prochainement rejoindre son père à Offémont afin de veiller elle-même sur cette santé qui l’inquiète ? Et c’est avec un vif sentiment de joie et de soulagement que M. d’Aubray s’en va à Offémont.

Comment pourrait-il deviner que son adorable fille le fait empoisonner doucement, petite dose par petite dose, et que le dévoué serviteur a été tout justement introduit par elle dans la maison paternelle pour y faire la vilaine besogne ? Elle est si douce, si expansive, si charmante, si frêle et si jolie cette Marie-Madeleine qui, à trente-cinq ans, n’en paraît guère plus de vingt et dont les grands yeux bleus semblent refléter toute l’innocence, toute la luminosité d’un ciel d’été ! En fait cette enveloppe exquise dissimule un féroce appétit de jouissance, un orgueil intransigeant et une sensibilité à fleur de peau qui réagit impulsivement aux orages de passions profondément dissimulées. L’une de ces passions est la sensualité. L’autre est l’argent.

Marie-Madeleine avait vingt ans quand, le 20 décembre 1651, elle a épousé Antoine Gobelin, maître de camp au régiment d’Auvergne, fort riche du fait de son appartenance à la famille de tapissiers à laquelle nous devons la manufacture des Gobelins. Antoine possède un bel hôtel à Paris, rue Neuve-Saint-Paul (actuelle rue Charles-V), des terres à Sains et à Morainvilliers, plus un fief, celui de Brinvilliers en Picardie, qu’en 1660 le roi érigera en marquisat. Mais, avant d’en arriver là, les jeunes années de Marie-Madeleine ont été singulièrement orageuses si l’on en croit certaines confessions manuscrites : déflorée à l’âge de sept ans, elle aurait eu avec ses deux frères, Antoine et François, des relations incestueuses.

Le mariage aurait pu avoir une influence salutaire sur cette étrange jeune femme si le mari avait été à la hauteur de la tâche car l’un comme l’autre y ont trouvé plaisir et contentement. Mais Antoine, s’il ne manque pas de charme, est aussi volage que complaisant et l’arrivée des enfants n’arrangera rien. Marie-Madeleine qui en eut sept d’hommes différents ne fut jamais une bonne mère.

Sa passion de l’or contentée à la fois par un mariage riche et par les quelque cent mille livres de dot consentis par Dreux d’Aubray, la jeune femme songe à contenter son autre passion. Pratiquement abandonnée à elle-même par son époux, elle rencontre alors l’homme qui va l’engager résolument dans le terrible chemin du crime : Jean-Baptiste Gaudin de Sainte-Croix, capitaine au régiment de Tracy. C’est un fort beau gentilhomme, aimable et spirituel, insolent comme un page mais qui dissimule sous une parfaite éducation une âme corrompue sans recours.

« Il parlait divinement de Dieu auquel il ne croyait pas. Il paraissait avoir part aux bonnes actions et il était de tous les crimes », écrira plus tard l’un de ses contemporains qui le connaissait bien. Et c’est cet homme-là que le nouveau marquis de Brinvilliers vient présenter un soir à sa jeune femme.

Tout de suite c’est la passion telle que l’entend Marie-Madeleine. C’est-à-dire que, loin de cacher ses amours, elle les étale sur la place publique avec une liberté qui ne semble pas incommoder son époux mais qui scandalise son père en dépit de la grande indulgence qu’il lui témoigne. Aussi, désireux de mettre la jeune femme à l’abri d’un amour si néfaste, Dreux d’Aubray tente de la détacher de Sainte-Croix. N’y étant pas parvenu, il n’a aucune peine à obtenir une lettre de cachet et le beau Sainte-Croix, arrêté le 19 mars 1663, s’en va réfléchir à la Bastille sur les inconvénients qu’il y a à séduire la fille d’un haut magistrat. Inutile de préciser qu’il jure dès lors à Dreux d’Aubray une haine inexpiable.

En fait, il n’est pas demeuré bien longtemps dans la vieille forteresse de la porte Saint-Antoine : tout juste un mois et demi. Malheureusement il n’a employé que trop bien ces six semaines car il a fait la connaissance d’un prisonnier italien, un certain Eggidio Exili, jadis amené en France par Christine de Suède, et qui a la redoutable réputation d’être un « artiste en poisons ».

Sorti de la Bastille peu de temps après Sainte-Croix, Exili est venu s’installer chez son ami, dans le logis qu’il occupe dans l’impasse des Marchands-de-Chevaux, près de la place Maubert.

Tous deux y montent un laboratoire puis suivent les cours que donne alors, au jardin du roi, un apothicaire suisse de grande réputation, Christophe Glaser. Celui-ci est un chimiste de valeur qui a découvert le chlorure d’arsenic, le sulfate de potassium et le nitrate d’argent fondu. Les deux amis tirent naturellement un grand profit de ces leçons auxquelles assistent également des dames de la bonne société parmi lesquelles brille la jeune marquise de Brinvilliers.

Celle-ci ne mène pas, tant s’en faut, une vie exemplaire. Sa passion pour Sainte-Croix n’est pas exclusive et elle ne refuse pas les amants de rencontre. En outre, jouant un jeu d’enfer, elle fréquente les tripots à la mode et y perd tout ce qu’elle veut. Comme, en outre, Sainte-Croix et son laboratoire lui coûtent fort cher, elle en est bientôt réduite aux expédients.

Sainte-Croix voit alors poindre à son horloge l’heure exquise de la vengeance et entreprend d’endoctriner sa maîtresse : si elle veut redevenir riche et mener librement la vie qu’elle aime, il n’y a pas trente-six solutions : il faut qu’elle puisse hériter de son père.

Marie-Madeleine y souscrit sans hésiter. Sainte-Croix, c’est plus, c’est mieux qu’un amant. C’est le démon familier de sa petite âme trouble, son miroir fidèle. Bientôt, ils sont unis l’un à l’autre par une chaîne de cadavres car, bien entendu, il ne saurait être question d’attaquer Dreux d’Aubray avec des armes inefficaces.

On essaie d’abord la « recette de Glaser » mise au point par Exili sur des animaux. Les résultats sont satisfaisants mais il faut s’assurer que le corps humain réagit aussi bien au poison. On se tourne alors vers les malades de l’Hôtel-Dieu, pauvres gens que la jolie marquise va visiter avec des gâteaux, des confitures et surtout son doux sourire. Tout ce monde trépasse à plus ou moins bref délai mais le plus souvent sans avoir eu le temps de dire un miserere.

Rassurés alors sur la valeur de leur poison, les deux amants décident qu’il est temps d’attaquer le gros gibier. Et Gascon fait son entrée dans l’hôtel de la rue du Bouloi. Le processus de mort est en marche.

Contrairement à ce qu’elle a promis, Mme de Brinvilliers ne fait qu’une courte apparition à Offémont au temps de Pentecôte. Elle veut seulement s’assurer que les choses sont en bonne marche. Non qu’elle n’aime pas le château où elle a vécu tant d’heures charmantes avant et depuis son mariage mais elle ne tient pas à être là au moment fatal. Pourtant, elle revient en toute hâte début septembre quand elle apprend que les nouvelles sont alarmantes et que M. d’Aubray réclame sa fille.

Donnant tous les signes de l’affolement et du désespoir, Mme de Brinvilliers vient se poser, tel l’ange de l’apaisement, au chevet de son père qu’elle accable de sa tendresse. Mais elle n’hésite pas à lui assener le coup de grâce en mêlant une dose plus forte à un bouillon de viande.

Cette fois, elle a fait ce qu’il fallait. Ramené d’urgence à Paris pour y voir – enfin ! – son médecin, Dreux d’Aubray y meurt le 10 septembre âgé de soixante-six ans.

Sa fille le pleure abondamment mais la grosse somme d’argent dont elle hérite apaise bientôt ses larmes. Pas pour longtemps d’ailleurs. Car elle s’avise bientôt que la présence de ses deux frères a beaucoup écorné ledit héritage. Mais maintenant elle connaît le moyen de guérir ce genre de plaie. Et les deux frères disparaissent l’un après l’autre.

Leur mort ancre chez leur sœur le goût de ce moyen si simple et si efficace quand il s’agit de faire place nette. Et Briancourt, précepteur des jeunes Brinvilliers, manque d’un cheveu d’en faire les frais. La chance le sauve et aussi le goût que Marie-Madeleine a pris pour sa personne : elle en fait son amant pour lui lier à la fois les mains et la langue. Après quoi la nouvelle Locuste tourne ses batteries vers de prochains objectifs qui sont sa sœur et sa belle-sœur. C’est alors Sainte-Croix qui lui fait défaut.

Le démon familier commence à avoir peur de sa créature et, quand la marquise entreprend d’empoisonner son époux, Sainte-Croix s’épouvante. Il sait bien, en effet, pour quelle raison Marie-Madeleine veut la mort de son mari. C’est uniquement afin de pouvoir devenir plus tard Mme de Sainte-Croix. Dès lors, « ne voulant pas d’une femme aussi méchante », Sainte-Croix va tout faire pour sauver le mari menacé qui demeure son seul rempart contre un sort qu’il ne juge pas du tout enviable. C’est ainsi qu’il désempoisonne Brinvilliers à mesure que sa femme l’empoisonne.

Son cœur ne résistera pas à pareille tension. Le mari se porte bien mais, le 31 juillet 1672, l’amant meurt. Comme il était couvert de dettes, les gens de robe viennent mettre les scellés chez lui. C’est ainsi que l’on découvre certaine cassette remplie de fioles et de lettres. Une autre lettre s’y trouve, en forme de testament, et qui attribue la propriété de la cassette à Mme de Brinvilliers. Une cassette que depuis deux ans, par prudence, Sainte-Croix refusait de rendre. Mais, quand les gens du roi se présentent à l’hôtel Brinvilliers, ils trouvent l’oiseau envolé : depuis deux jours la marquise s’est enfuie en Angleterre.

De là, elle gagnera les Flandres et l’abri d’un couvent. Mais le fameux policier Desgrez saura l’y retrouver, et, lui jouant la comédie de l’amour, la débusquer.

Le 16 juillet 1676, la marquise de Brinvilliers, condamnée à être décapitée puis brûlée, mourait en place de Grève.

Quant au château d’Offémont, plusieurs familles, heureusement sans histoire, s’y sont succédé durant le XVIIIe et le XIXe siècle. Mais depuis plus de cent ans, il est la propriété des comtes Pillet-Will qui en prennent un soin extrême.

Malheureusement, le château n’est pas ouvert à la visite.

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