Sceaux La conspiration d’une « poupée de sang »

Les princes ?

Heureux qui ne les connaît guère,

Plus heureux qui n’en a que faire…

VOITURE

Une femme a été l’âme de ce château qui fut l’un des plus somptueux de la couronne parisienne, une femme dont il a été la demeure, la gloire et le refuge, une femme dont les folies ont porté son renom jusqu’aux frontières de l’Europe : Anne-Bénédicte de Bourbon-Condé, duchesse du Maine, à la fois cousine et belle-fille, par voie illégitime, du roi Louis XIV, l’une des créatures les plus brillantes et les plus fantasques de son temps. L’une des plus dangereuses aussi peut-être…

Quand, le 19 mars 1692, elle épouse le jeune duc du Maine, Anne-Bénédicte a seize ans mais elle en paraît douze. Elle et ses trois sœurs – les petites-filles du Grand Condé – sont de taille si minuscule qu’elles sont tout juste un peu plus que naines et que la duchesse de Bourbon, leur belle-sœur, les a surnommées les « poupées de sang ». Charmantes au demeurant dans leur petitesse, elles pourraient servir de modèle à des statuettes de Saxe…

Le mariage est l’œuvre de Mme de Maintenon qui a toujours eu, pour le duc du Maine, un « faible de nourrice ». C’est elle, en effet, qui a recueilli à sa naissance et élevé cet enfant, l’aîné des bâtards du Roi-Soleil et de l’éblouissante Montespan. Elle lui porte une tendresse qui ne se dément jamais. Peut-être parce que, né de parents si prestigieux, le jeune garçon n’est qu’un infirme, malingre et pied-bot. Et, en dépit de la mauvaise volonté du roi, Mme de Maintenon a tenu à ce que, dûment légitimé, il eût un mariage qui lui fît prendre un rang définitif parmi les princes du sang, même et surtout si ce mariage ne risque pas de donner la moindre descendance. C’est donc elle qui a fait choix de la troisième des demoiselles de Condé – lesquelles avaient un peu tendance à sécher sur pied – avec l’arrière-pensée de trouver en elle une jeune femme aussi reconnaissante que facile à manœuvrer. Elle ne tardera pas à déchanter.

À peine mariée, la minuscule duchesse jette le masque et se montre telle qu’elle est : une jeune créature impétueuse, entreprenante et fermement décidée à vivre selon ses goûts et non selon les modes d’une cour dévote qui n’a plus rien à voir avec celle des jeunes années de Louis XIV. Et qu’elle juge la plus ennuyeuse du monde !

Malgré tout, le mariage offre les couleurs d’un mariage d’amour : « Elle est jolie, aimable, gaie, spirituelle, concède Mme de Maintenon du bout des lèvres, et par-dessus tout cela aime fort son mari qui, de son côté, l’aime passionnément et la gâtera plutôt que de lui faire la moindre peine… » Autrement dit : le duc du Maine n’a et n’aura jamais rien à refuser à sa femme et, pour lui, ses désirs seront des ordres.

Or, le premier désir sera de s’éloigner au plus tôt de l’ennuyeuse cour de Versailles. On s’installe d’abord à Clagny, superbe demeure édifiée jadis par Mansart pour Mme de Montespan et dont le duc du Maine a hérité. C’est un château quasi royal où il serait possible de mener une vie agréable… s’il n’était regrettablement voisin de Versailles. Néanmoins, le couple s’en accommodera durant quelques années, non sans que la petite duchesse soupirât beaucoup.

Mais, dans l’été 1699, le jeune couple accepte l’invitation que lui adresse M. de Malézieu, ancien précepteur du duc, à séjourner, pendant que la cour sera à Fontainebleau, dans l’agréable demeure qu’il possède à Châtenay. C’est au cours de ce séjour qu’Anne-Bénédicte va découvrir Sceaux qui est tout proche…

Bâti sur un coteau qui domine la Bièvre, le château a été construit par Colbert puis parachevé par le marquis de Seignelay son fils. Avec ses vastes bâtiments, œuvre de Perrault, ses pavillons, ses parterres, ses charmilles, ses quinconces, ses bassins et ses canaux, ses jets d’eau et ses cascades, c’est à la fois un splendide domaine et un endroit plein de charme. Un charme auquel la duchesse ne résiste pas. Et, le 20 décembre de la même année, le duc du Maine achète Sceaux pour plaire à une épouse qu’il entendait combler de toutes les manières. Anne-Bénédicte va s’en faire un royaume où seuls les arts, les lettres, la gaieté, la danse et la poésie auront droit de cité. Mais à la condition de participer activement à la vie en ses murs.

Les muses n’y sont pas invitées à se reposer mais bien à produire sans cesse des louanges à l’adresse de la divinité des lieux, et le maître de cérémonies, c’est ce même Malézieu qui a fait découvrir le château. Celui-là est infatigable et, bien qu’il surnomme Sceaux « les galères du bel esprit », il ne cesse d’imaginer des plaisirs nouveaux.

Le théâtre surtout plaisait à la duchesse. Elle adorait jouer la comédie et, douée d’une excellente mémoire, elle apprit par cœur les principaux rôles du répertoire. C’est ainsi qu’on put la voir jouer Athalie, Pénélope, Célimène et combien d’autres, ce qui vu sa taille réduite devait être assez pittoresque. Néanmoins, seule la cour trouvait le courage de se moquer des efforts de la duchesse pour atteindre à la célébrité théâtrale.

Elle ne souffrait pas de sa petite taille. Elle avait choisi pour emblème une abeille avec cette devise qui est tout un programme : « Piccola si, ma fa pur grave le ferite » (Petite oui, mais ses blessures n’en sont que plus graves). Elle devait fonder un ordre de chevalerie fantaisiste, l’ordre de la Mouche à Miel, dont elle était naturellement le grand maître. Pendant ce temps, le duc qui n’aimait ni l’agitation ni le bruit se retirait dans une petite tour restant de l’ancienne enceinte où il passait ses jours et ses nuits à dessiner, fort bien d’ailleurs, des plans pour ses jardiniers.

Le temps des plaisirs va bientôt faire place à celui des complots. En effet, pendant que l’on s’amuse à Sceaux, la mort frappe à Versailles. Elle emporte successivement le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, puis son petit-fils, le duc de Bourgogne, et deux des fils de ce dernier. Il ne reste plus pour succéder au grand roi qu’un petit enfant – qui sera un jour Louis XV – dont la santé n’est pas des meilleures. Alors, craignant par-dessus tout que la couronne ne revienne à son neveu d’Orléans qu’il n’aime pas, Louis XIV signe un acte dangereux : il élève deux de ses légitimés, le duc du Maine et le comte de Toulouse, au rang de princes du sang avec toutes possibilités d’accéder au trône de France.

On imagine la joie à Sceaux ! Notre duchesse se voit déjà reine et en profite pour donner encore plus d’éclat à sa cour. Les fêtes de nuit qu’elle donne en 1714 et 1715 resteront fameuses dans les annales du faste de l’époque. Mais elles prennent fin d’une manière brutale, le 1er septembre 1715, quand meurt le grand roi. Madame du Maine croit alors voir se lever pour elle la glorieuse aurore qui éclairera le chemin de Reims et du sacre, car il ne fait de doute pour personne que l’enfant-roi n’a guère de chances de vivre. Malheureusement pour elle, Philippe d’Orléans est fort loin d’être un imbécile. Dès le lendemain du décès, il fait casser le testament de Louis XIV, s’empare de la régence au nom du petit Louis XV, enlève au duc du Maine le commandement des troupes de la Maison royale et lui délègue l’éducation du jeune souverain. Bientôt, il n’est plus question de suivre une autre loi que celle du Régent.

Fureur de la duchesse, qui cependant garde quelque espoir dans la débilité du petit roi. Qu’Orléans le veuille ou non, s’il venait à mourir, c’est toujours le duc du Maine qui serait l’héritier du trône. Il suffit peut-être d’attendre et, forte de cet espoir, Mme du Maine se consacre de plus belle à son cher domaine de Sceaux qu’elle ne cesse d’embellir. Justement, elle y accueille alors un jeune écrivain plein de talent qui se nomme Arouet – mais s’appellera un jour Voltaire – et qui, lorsqu’il ne séjourne pas à la Bastille à cause du côté tendancieux de ses écrits, s’installe comme la gloire majeure de la maison.

En 1718, un nouveau coup de tonnerre vient ébranler la sérénité de la duchesse : le Régent fait déchoir le duc du Maine de sa qualité toute neuve de prince du sang. Plus question pour lui de viser le trône. La voie en est désormais libre pour les ambitions des Orléans et l’on ne tarde pas à déclarer à Sceaux que le Régent maltraite le jeune roi, et même menace de l’empoisonner. On se donne bonne conscience comme l’on peut car, sachant la partie perdue pour son époux, la duchesse du Maine regarde à présent du côté du roi d’Espagne. Philippe V est, comme chacun le sait, l’ex-duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Et un petit-fils qui, poussé par son épouse Élisabeth Farnèse et par son ministre le cardinal Alberoni, un Italien retors et machiavélique, tourne depuis quelque temps déjà ses espérances vers Versailles. L’idée d’unir la France et l’Espagne sous une même couronne le séduit tout à fait. Et cette idée va trouver à Sceaux un écho on ne peut plus favorable.

L’ambassadeur d’Espagne auprès du Régent est alors un grand seigneur d’une soixantaine d’années, quelque peu libertin et menant un train fastueux. Fort séduisant au demeurant : le prince de Cellamare. Né et élevé à Naples, il a été page de Philippe IV et officier de la chambre sous Charles II. Alberoni n’a aucune peine à le gagner au projet extravagant qu’il caresse : s’emparer du Régent à la faveur d’une fête, l’envoyer sous bonne garde à Tarragone, réunir les États généraux, proclamer le duc du Maine régent et, après la mort certaine du jeune roi, installer Philippe V sur son trône encore chaud… On irait même, en toute simplicité, jusqu’à le proclamer Empereur d’Occident…

Cellamare installe son quartier général à Sceaux puis délègue à la cour… son valet de chambre affublé du titre fantaisiste et hongrois de prince de Listhnay. On croit rêver mais dans les débuts le plan fonctionne. Le faux prince transmet à son maître des informations qui sont remises à un jeune abbé, Portocarrero, lequel ne cesse de faire la navette entre Sceaux et Madrid où Alberoni l’attend toujours avec impatience.

Comme Cellamare ne manque pas d’argent, un véritable parti espagnol se forme autour de la duchesse du Maine. Il y a l’indispensable Malézieu et la secrétaire de la duchesse, un bel esprit nommé Rose de Launay, mais il y a aussi le duc de Richelieu, le prince de Dombes, des jésuites et même un groupe de gentilshommes bretons. La haine grandit autour du Régent.

Heureusement pour celui-ci, il a auprès de lui, en la personne de son ancien précepteur, l’abbé Dubois, un ministre plus roué encore que peut l’être Alberoni. Et surtout un ministre qui entretient une police fort bien faite et fort active. En outre, il faut bien l’avouer, les conspirateurs sont d’une rare étourderie et d’une grande maladresse.

Grâce à la vigilance d’un modeste expéditionnaire de la Bibliothèque royale nommé Buvat à qui le faux prince hongrois confiait, Dieu sait pourquoi, sa correspondance, et aux indiscrétions, après boire, d’un jeune secrétaire de l’ambassade d’Espagne qui n’a rien trouvé de mieux que de clamer ses secrets dans la maison close de la Fillon – qui va se dépêcher de prévenir la police ! – le complot est découvert.

Le 9 décembre, à midi, un peloton de mousquetaires noirs occupe l’ambassade d’Espagne et y garde à vue le prince de Cellamare tandis qu’une compagnie de dragons se lance sur la trace de l’abbé de Portocarrero qu’elle n’aura aucune peine à retrouver près d’Angoulême, réfléchissant aux trahisons du sort au milieu des débris de sa voiture brisée. Cependant, à Paris, la traque des suspects se poursuit. Tous les conspirateurs sont arrêtés. Restent les propriétaires de Sceaux.

M. de Favancourt, brigadier aux mousquetaires gris, accompagné de M. de La Billardière, lieutenant aux gardes, se présente au château et, avec toutes les formes requises de la politesse, arrête tranquillement le duc du Maine. On le conduit à la forteresse de Doullens. Quant à la duchesse, elle a filé par un souterrain…

Elle n’ira pas loin. M. d’Ancenis, capitaine des gardes, la retrouve rue Saint-Honoré, chez une amie et, en dépit de la bordée d’injures et de la crise de fureur dont elle l’abreuve, s’assure de sa petite personne et la conduit, en se fermant soigneusement les oreilles, au fort de Chambay près de Dijon. Tous les autres prennent le chemin de la Bastille. À l’exception de Cellamare qui sera seulement reconduit à la frontière et auquel Dubois fera la galanterie de l’accompagner en personne jusqu’à Tours. Évidemment, un an plus tard, la guerre éclatera entre la France et l’Espagne…

À Paris, on pourrait s’attendre à ce que des têtes tombent. Mais le Régent n’est ni cruel, ni vindicatif, ni même rancunier. Tout s’achèvera le mieux du monde avec une sorte d’amnistie. À jamais guérie de la politique, la duchesse du Maine se retrouve à Sceaux et reprend le cours de sa vie agréable. Le cher Malézieu y ramène les ris et les Grâces. Voltaire, qui s’y cacha deux mois, s’y présente tout seul puis y revient avec Mme du Châtelet. Rose de Launay, devenue baronne de Staal après avoir séduit le gouverneur de la Bastille où elle était enfermée, reprend sa place auprès d’une maîtresse dont elle a tracé un extraordinaire portrait :

« Madame la duchesse du Maine n’a encore rien acquis par l’expérience : c’est un enfant de beaucoup d’esprit. Elle en a les défauts et les agréments… Elle manifestait de la hauteur sans fierté, le goût de la dépense sans générosité, de la religion sans piété, une grande opinion d’elle-même sans mépris pour les autres, beaucoup de connaissances sans beaucoup de savoir et tous les empressements de l’amitié sans en avoir les sentiments… »

Les années coulent. Le 18 mai 1736, meurt le duc du Maine. Il était atteint d’un cancer de la face, une sorte de lupus immonde qui lui dévorait le visage mais qui ne fit pas reculer la duchesse : elle le soigna elle-même, jusqu’au bout, avec un dévouement admirable. Elle-même devait mourir le 23 janvier 1757, « d’un rhume qu’elle n’avait pu cracher… »

Du superbe domaine qu’elle a tant aimé, il ne reste hélas que le pavillon de l’Aurore, une partie du parc et la très belle orangerie où chaque été sont donnés de brillants concerts. Entretenus avec un soin pieux, les bâtiments renferment le très beau et très intéressant musée de l’Île-de-France…


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