Le faucon rompt l’étreinte
Et fond au loin, rapide, orgueilleux, solitaire.
Il s’appelait Foulques, comte d’Anjou, issu de la puissante famille des Ingelger mais, autant à cause de son teint basané que de sa crinière noire, on l’a tout de suite surnommé Nerra, le Noir. C’est en effet le temps où un nom de prince s’accompagne toujours d’un sobriquet. Pour son père Geoffroy, c’était Grisegonelle en raison du manteau gris qu’il affectionnait. Pour son grand-père Foulques, c’était le Bon à cause de son courage car, le bon, cela signifie alors le brave.
Foulques n’a pas connu que les grosses tours de schiste noir et de calcaire blanc telles que l’on peut toujours les admirer. Les traces de ce qui fut sa forteresse se perdent dans les fondations du château. Mais son ombre plane, depuis tant de siècles, sur la ville, le château et même sur tout ce pays de Loire où s’érigent toujours, défiant les siècles, les donjons terribles qu’il fit, le premier, dresser entre terre et ciel : Langeais, Loches, Montbazon, Buzançais, Montrésor, Montrichard. Moitié génie, moitié forban, le Faucon noir fut un maître impitoyable, un conquérant, un bâtisseur mais aussi un chrétien prosterné. Pour les gens de son temps – il prend le pouvoir en 967 – il préfigure les monstres de cette Apocalypse dont les admirables images tissées sont aujourd’hui la gloire du château d’Angers. Il ne craint ni homme né de femme ni diable né de l’enfer. Devant Dieu seul il tremble et courbe l’échine. Une échine singulièrement raide.
Quand il succède à son père, il n’a que quinze ans. Mais ce siècle est le siècle des géants et Foulques va montrer qu’il entend y tenir sa belle place. En effet, un peu plus haut vers le nord, en pays franc, un autre personnage hors mesure est en train, cette année-là, de prendre le pouvoir. Il s’appelle Hugues Capet et il fonde un État destiné à faire carrière dans le monde, un État qui sera la France. Bientôt, dans quelques années, une belle Normande accouchera d’un gamin que l’on appellera Guillaume le Bâtard en attendant qu’on l’appelle Guillaume le Conquérant… d’Angleterre. Foulques, de son côté, fonde un État d’importance car l’Anjou, à son avènement, ce n’est pas grand-chose. Il fonde aussi une race peu commode : celle des Plantagenêts qui sera, pour les Capétiens, l’ennemie perpétuelle quand elle plantera ses serres sur l’Angleterre.
À peine assis sur son trône, Foulques se trouve confronté à ses deux voisins les plus puissants : Eudes, comte de Blois, Tours et Chartres, et Conan, comte de Rennes. Autant le dire tout de suite, il est impossible de suivre ici pas à pas la vie tumultueuse de Foulques. Il y faudrait un volume. Il s’agit en effet d’un règne de cinquante-trois années pleines de bruit et de fureur, d’une longévité exceptionnelle qui aura, du moins, pour le comte d’Anjou, l’avantage de lui offrir en spectacle les funérailles de ses ennemis les plus gênants. Mais revenons à la prime jeunesse.
Celui des voisins qui ouvre le feu le premier, c’est Eudes, qui tente de s’emparer d’Amboise et de Loches. Le comte de Blois pense avoir facilement raison d’un jouvenceau encore imberbe. Or, non seulement il n’a pas raison, mais il se fait battre à plate couture gardant tout juste assez de forces pour rentrer chez lui et respirer un peu. Reste Conan, le barbare breton.
Celui-là n’est peut-être pas très civilisé mais c’est un malin à qui les mésaventures d’Eudes servent d’exemple. Il préfère prendre d’abord la mesure du jeune faucon. Or, à Orléans, Hugues Capet réunit ses grands féodaux, tous ceux qui viennent d’apprendre qu’il existe à présent un roi de France et qu’il faut compter avec lui. Et d’abord lui rendre hommage.
Conan s’y rend. Foulques aussi et l’on commence par se saluer correctement. Mais, en traversant une salle que coupe une grande tapisserie, le comte d’Anjou surprend une conversation entre le Breton et un personnage dont le rôle dans l’Histoire se borne au fait qu’il a écouté ses confidences. Et il entend ceci : « Dans quatre jours, dit Conan, j’accablerai mon voisin d’Anjou et serai maître d’Angers. »
Un homme prévenu en vaut deux. Homme exceptionnel, Foulques vaut la demi-douzaine. Filer discrètement d’Orléans, regagner Angers ventre à terre et mettre sa ville en défense, voilà ce qu’il faut faire et ce qu’il fait d’ailleurs sans plus tarder.
Rentré chez lui, il abat si bonne besogne que lorsque le comte de Rennes se présente avec ses gens, la surprise qu’il escomptait est pour lui. Le combat, violent, tourne vite à son désavantage car Foulques est partout à la fois. Le comte de Rennes voit tomber ses deux fils et un si grand nombre de ses hommes, massacrés avec ardeur par les Angevins, que, durant des siècles, l’une des tours du château s’appellera Ecache-Breton ou Écorche-Breton.
Momentanément tranquille pour ses frontières, Foulques s’emploie à agrandir son pré carré. Il s’en prend d’abord au comte de Poitiers, lui enlève le Bas-Poitou et les Mauges puis, se souvenant du comte de Blois – il va s’en souvenir souvent dans sa vie –, s’en va l’attaquer chez lui et prend Tours que d’ailleurs il rendra plus tard. Et puis, sur sa lancée, il décide d’en finir avec les Bretons, pénètre chez Conan et le rencontre sur la lande de Conquereuil près de Guéménée-Penfao. Cette fois, il tue le comte de sa propre main puis, incapable de maîtriser sa folie meurtrière – il est sujet à des crises de fureur quasi démentielles –, il ordonne le massacre de tous les prisonniers. C’est une boucherie. Un vrai bain de sang dont Foulques va mesurer la gravité quand, le lendemain, la griserie du meurtre sera tombée.
On l’a déjà dit, il craint Dieu et sa colère. Plus encore peut-être l’enfer et ses grandes chaudières qui, en la circonstance, lui paraissent se rapprocher dangereusement. Si dangereusement même qu’il se décide à une grande pénitence, une pénitence majeure. Et le voilà parti pour Jérusalem afin d’obtenir le pardon du Seigneur. Il s’y rendra ainsi quatre fois au cours de sa vie. Quatre fois l’immense voyage dont, souvent, un seul pouvait être fatal. Pour lui ce sera le quatrième.
Revenu avec une âme qu’il croit candide, Foulques assure ses conquêtes et entreprend de réformer ses domaines. Il le fait sagement, intelligemment et, après lui, l’Anjou sera devenu un grand fief, riche et puissant, ce dont ses vassaux lui sauront quelque gré. Mais la chose ne va pas sans brutalités. Les Angevins, à quelque rang qu’ils appartiennent, doivent se mettre en tête qu’ils ont un maître et un maître impitoyable. Foulques entretient une escouade de bourreaux et ne leur ménage pas le travail. Lui-même, à l’occasion, ne dédaigne pas de mettre la main à la pâte. D’où ses nombreux repentirs toujours spectaculaires. C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir molesté vigoureusement les moines de Saint-Martin de Tours, le Faucon noir revient pieds nus, en chemise et pleurant à creuser les cailloux pour obtenir leur pardon.
Avec un tel homme, on conçoit que les femmes n’ont pas la part belle. Quand d’aventure il en rencontre une qui lui plaît, il s’en empare sans se soucier de ses cris ou des protestations de l’entourage. Il aurait ainsi poussé au suicide la belle Chana, fille du seigneur de Chaumont qu’il poursuivait de ses assiduités. Pourtant, il se marie et par deux fois, mais ni l’une ni l’autre de ses épouses n’aura lieu de se réjouir de son choix.
La première, c’est Adèle, fille du comte Bouchard de Vendôme. On ne sait trop la date du mariage, en revanche on sait celle de la mort de la dame qui disparaît dans un incendie en 999. D’aucuns prétendirent qu’elle ne brûla pas de son propre mouvement mais que son aimable époux, en mettant le feu à une chapelle, opta ainsi pour un veuvage rapide. Peut-être, après tout, s’agit-il seulement d’un accident ?
Hildegarde, la seconde épouse, n’a pas beaucoup plus de chance. La légende dit qu’un jour où il était, comme par hasard, de fort mauvaise humeur, le comte s’en prit à son épouse, l’accusa d’adultère, lui reprochant on ne sait trop quelles coquetteries avec on ne sait trop quel écuyer. Désolée et scandalisée car, n’étant plus de toute première jeunesse, elle avait dépassé l’âge des péchés parfumés, Hildegarde se défendit de son mieux mais apparemment sa défense n’eut pas l’heur de plaire à son seigneur. Pris d’une de ses terribles crises de rage, il empoigna sa femme et la jeta par la fenêtre.
Vu la hauteur du château perché sur son éminence dominant le Maine, chacun put penser que la pauvre femme s’était rompu le cou. Mais « les anges de Dieu veillaient. Ils transportèrent Hildegarde de l’autre côté de la rivière. Elle vint atterrir au pied d’un vieux monastère à demi ruiné bâti sur une ancienne crypte ». En fait, on ne sait trop en quel état Hildegarde se tira de l’aventure. Ce qui est certain, c’est que Foulques – émerveillement ou remords ? – se hâta de reconstruire le couvent et de le combler de ses bienfaits.
Sur la fin de sa vie, ayant eu des démêlés avec son propre fils qu’il châtie durement, Foulques part une fois encore pour la Terre sainte. À Jérusalem, ce vieillard indomptable se fait attacher à un âne et flageller par des moines. Entre les coups, il crie : « Seigneur, Seigneur, ayez pitié du traître et parjure Foulques ! » Dieu pardonna-t-il ? C’est en paix avec lui-même que le terrible comte revient vers ses terres à petites journées et non sans faire un long détour. Il ne reverra pas Angers car, le 22 mai 1040, il meurt à Metz… en passant par la Lorraine.
C’est Saint Louis qui, de 1230 à 1240, fait élever sur les restes de l’ancienne forteresse du Faucon noir l’énorme château aux dix-sept tours noires et blanches que reflète le Maine avant de le donner à son frère Charles. L’Anjou reviendra à la Couronne à la fin des Capétiens et Jean le Bon l’offrira à son fils cadet Louis avec une couronne ducale.
Devenu Louis Ier d’Anjou, c’est lui qui fait tisser par Nicolas Bataille, lissier parisien, la fabuleuse tapisserie de l’Apocalypse qui demeurera le plus précieux trésor des ducs d’Anjou. En même temps, il complète, il aménage le château suivant le goût fastueux de l’époque. Son fils Louis II fera de même mais ne vivra pas assez longtemps pour en jouir vraiment. Angers sera alors le cadre où évoluera sa veuve exemplaire, Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou, celle à qui l’Histoire décerne le joli titre de reine des quatre royaumes : Naples, Sicile, Aragon et Jérusalem. C’est là que Yolande fera venir le dauphin Louis, le futur Charles VII, renié par sa mère Isabeau à qui elle refusera de le rendre : « À femme pourvue d’amants point n’est besoin d’enfants. Le garde mien ! »
C’est là qu’elle l’élèvera, lui donnera sa fille en mariage. C’est là qu’elle préparera la venue de Jeanne d’Arc surgie au duché de Bar qui est terre de son fils. C’est de là enfin qu’elle soutiendra à bout de bras le royaume de France agonisant et s’efforcera de lui rendre le goût du bon combat pour la liberté.
Après elle, son fils, le fameux roi René, donne à Angers des fêtes demeurées célèbres. C’est un homme de goût, un charmant poète, auteur d’un joli livre, Le Cœur d’amour épris, qui partagera son temps entre ses douces terres d’Anjou et ses non moins aimables terres de Provence. Après les horreurs d’une guerre de Cent Ans, René d’Anjou inscrit enfin sur l’Histoire une figure souriante car « il prenait toute joye, laissait douleur, chassait désespération. Dieu lui avait donné ce don ».
Réuni par Louis XI au domaine royal, Angers ne devait plus connaître d’aussi douces heures. Le souvenir du Faucon noir y régnait sans partage.
HORAIRES D’OUVERTURE
Du 2 mai au 4 septembre 9 h 30-18 h 30
Du 5 septembre au 30 avril 10 h-17 h 30
Fermé le 1er janvier, le 1er mai, les 1er et 11 novembre et le 25 décembre.
À l’intérieur du château se trouve la plus grande tapisserie médiévale connue : la tenture de l’Apocalypse.
http://angers.monuments-nationaux.fr