Adieu, ville d’Uzès, ville de bonne chère
Où vivraient vingt traiteurs, où mourrait un libraire.
Ainsi Jean Racine prend-il congé d’Uzès où chez son oncle, le chanoine Sconin, il a vécu un peu plus d’une année et écrit La Thébaïde. Il a aimé Uzès, frontière de charme entre Provence et Languedoc, joyau serti de vignes et de garrigues où poussent la réglisse et la marjolaine. Il a aimé aussi la divine cuisine avec ses parfums d’ail et d’herbes fines. Mais l’esprit de Paris et l’air feutré des ruelles élégantes lui ont manqué et, somme toute, c’est sans regret qu’il laisse Uzès à son sommeil.
Un sommeil qu’elle n’a pas volé d’ailleurs car c’est l’une des cités de France qui ont eu le plus à souffrir à travers les âges. Tour à tour ravagée par les Arabes, les Albigeois et les protestants, elle demeurera huguenote quand l’évêque Jean de Saint-Gelais se convertit à la religion réformée avec tout son chapitre. La cathédrale elle-même n’y résistera pas : elle sera démolie de fond en comble en 1560, en même temps que le palais épiscopal et le cloître des chanoines : grave péché envers l’art.
En fait, la cathédrale y est habituée : c’est la troisième fois que cela lui arrive. Le roi de France est moins patient : il supporte mal de voir le premier duché de France aux mains des protestants, évêque et seigneur en tête. À cette époque, le seigneur Antoine de Crussol, commandant pour le roi en Provence, Dauphiné et Languedoc, n’est encore que vicomte d’Uzès. Il va voir ses convictions se volatiliser devant la coalition d’une femme pleine de charme et du roi Charles IX.
Elle n’est tout de même pas de première jeunesse cette Louise de Clermont-Tallard, comtesse de Tonnerre dont il s’éprend vers l’an 1555. Elle a cinquante et un ans. Elle est veuve en premières noces de François du Bellay, prince d’Yvetot (cousin de Joachim !) et elle a été la gouvernante des enfants de Catherine de Médicis qui l’appelle « commère », et lui voue une solide amitié avant de lui confier les destinées de l’Escadron volant, cette troupe de jolies filles triées sur le volet dont Catherine a fait son arme la plus sûre. Les décisions qui décrètent les évolutions parfumées de la belle Rouet, de Mme de Sauves, de Mlle de Limeuil et de quelques autres sont toujours prises d’un commun accord par la reine mère et son amie qui prend une part entière à ses plus périlleuses négociations politiques.
Louise de Clermont-Tallard a près de quinze ans de plus que la reine mère, pourtant sa beauté et son charme sont intacts si l’on en croit Ronsard qui, en 1563, alors qu’elle approche de la soixantaine, lui dédie ces vers :
Ainsi de tous vous êtes estimée
De cette cour l’ornement le plus beau.
C’est exactement ce que pense Antoine de Crussol quand, en 1556 il lui demande de devenir vicomtesse d’Uzès. Il n’est pas jeune lui non plus mais, entre ces deux êtres d’âge mûr, c’est un grand amour qui naît. Fervente catholique, la nouvelle mariée voudrait bien chanter la messe dans la même langue que son époux mais elle aime Antoine, et son habileté diplomatique en souffre. Il lui faut de l’aide. Elle la trouvera auprès du roi. Charles IX aime beaucoup celle qui fut sa gouvernante (c’est même l’un des rares sujets sur lesquels il se trouve d’accord avec sa sœur Margot et son frère le futur Henri III). Il fait souvent appel à sa tête politique ainsi que l’atteste le billet qu’il écrit en 1561 dans un style un peu particulier :
« Ma vieille lanterne [entendons par là qu’elle était source de lumières] j’eusse eu aujourd’hui bon besoin de votre secours pour recevoir un ambassadeur qui m’est venu des pays étrangers. »
Voulant lui faire plaisir, il trouve l’arme absolue : qu’Antoine devienne catholique et il sera duc. C’est chose faite en 1562 : Uzès devient le premier duché de France et la chère Louise devient duchesse.
En fait, à Uzès, c’est seulement le château qui porte le titre. Il est, il restera le duché. En l’honneur de ce beau titre, Antoine et Louise feront élever par Philibert Delorme la superbe façade Renaissance que l’on peut encore admirer aujourd’hui. Sa grâce ressort pleinement sur le cadre féodal que lui font la tour Bermonde construite au XIIe siècle par Bermond d’Uzès, la tour du Roi et la tour de l’Horloge qui appartenait jadis à l’évêque.
Les époux, qui bien sûr n’auront pas d’enfants – le titre ira au frère d’Antoine –, coulèrent dans leur palais neuf quelques années heureuses. C’est de là que la duchesse Louise entretint, vers 1577, une correspondance amoureuse quelque peu égrillarde mais passablement ironique avec son ancien élève Henri III. Mais, quand son époux mourut, Mme d’Uzès trouva cruel le soleil du Languedoc. Elle regagna sa Bourgogne et son cher comté de Tonnerre où elle s’éteignit finalement en 1596, sous le règne de cet Henri IV auquel, au temps joyeux de l’Escadron volant, elle avait procuré plus d’une jolie maîtresse. On dit qu’elle était encore belle bien qu’elle eût quatre-vingt-douze ans.
Les exigences de Louis XIV, qui tenait à garder sa noblesse à portée de main, vidèrent Uzès presque continuellement jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Ce fut en 1734 qu’un duc vint à nouveau s’y installer.
Celui-là a les meilleures raisons du monde de fuir la cour. Gravement blessé à la bataille de Parme, Charles-Emmanuel de Crussol d’Uzès est resté contrefait. Il n’aime guère se montrer à Versailles mais il va s’enfermer dans son Languedoc ancestral, et ce n’est certes pas pour s’y morfondre et pleurer sa silhouette disparue. Il y mène, au contraire, fort joyeuse vie, attire chez lui tout le pays environnant, et même, veuf d’Émilie de La Rochefoucauld, il se remarie : il épouse la plus jolie de ses sujettes, Mlle de Gueydan, dont il est fort amoureux. Elle sera à ses côtés quand il recevra Mehmet pacha, ambassadeur de Constantinople, auquel il donnera une fête demeurée dans les archives et dans les mémoires d’Uzès. En digne fils du siècle des Lumières, Charles-Emmanuel se veut philosophe et y réussit assez bien pour entretenir avec Voltaire une importante correspondance.
La Révolution chassa son fils qui émigra en Russie où il devint aide de camp du tsar Paul Ier. Le duché vendu comme bien national fut promis à la pioche des démolisseurs. Mais le sieur Olivier qui l’a acheté va s’y casser les dents. Les pioches dont il espérait tant se révèlent inopérantes contre une bâtisse dont les fondations remontent à Jules César. Obligé d’y renoncer et dépité en proportion, il finit par le vendre à une association de la ville qui le transforme en école.
Les dommages ne seront pas grands et, à la Restauration, le fils de l’émigré, qui deviendra grand maître de la Maison du roi, pourra récupérer son bien. Depuis, le rayonnement d’Uzès est demeuré constant. Mais il allait appartenir à une femme étonnante de faire retentir son nom aux quatre coins de l’Europe, et cela pendant de longues années.
Quand, en 1867, Marie-Clémentine de Rochechouart-Mortemart épouse Emmanuel de Crussol duc d’Uzès, le mariage peut passer pour un événement mondain, sans plus. Le marié a vingt-sept ans, la mariée en a vingt. On sait qu’elle possède la beauté et l’esprit célèbre des Mortemart qui ont fait la fortune de Mme de Montespan, qu’elle aime avec passion les chevaux, les chiens et la chasse mais c’est à peu près tout.
Onze années plus tard, la voilà veuve : le duc meurt en 1878. C’est alors que l’on découvre un étonnant personnage. Notre époque sans respect dirait « un phénomène ».
C’est que Mme d’Uzès est une véritable amazone dans tous les sens du terme. Elle se lance d’abord dans la politique aux côtés du général Boulanger dont elle finance la campagne électorale, dans l’espoir que ce général cocardier et beau garçon, qui sait si bien s’attirer l’amour des foules, restaurera la monarchie. Hélas, Boulanger n’est justement qu’un beau garçon sans trop de cervelle. Il se comporte comme un sous-lieutenant amoureux et finit par se suicider sur la tombe de sa maîtresse, Mme de Bonnemain.
La duchesse d’Uzès a perdu son grand homme. Qu’à cela ne tienne, elle s’occupera des femmes ! Tout en menant une vie intense d’écrivain et de sculpteur – ses œuvres sont signées Manuela –, elle combat pour leurs droits politiques et mettra parfois sa fortune au service de causes généreuses. C’est ainsi qu’elle assure l’éducation de la fille de l’anarchiste Vaillant et que de nombreuses misères seront soulagées par sa générosité. La guerre de 1914 fit d’elle une infirmière.
Mais sa grande passion, c’était la chasse à courre. Maître d’équipage, lieutenant de louveterie, elle attirait dans son château de La Celle-les-Bordes tout ce que l’Europe comptait de veneurs illustres. Son équipage, le Rallye-Bonnelles, était le premier de France. Jusqu’à un âge avancé – elle montait encore à quatre-vingt-cinq ans – elle mena hommes et chevaux à un train positivement infernal qui en surprenait plus d’un.
Elle fut aussi la première femme détentrice du permis de conduire qu’elle obtint en 1897. Elle fut certainement aussi la première à décrocher une contravention pour excès de vitesse. L’événement eut lieu dans le bois de Boulogne alors que la duchesse roulait… à treize à l’heure.
Le château d’Uzès conserve d’elle de fort beaux portraits et aussi quelques-unes de ses œuvres. Il conserve également son souvenir comme celui d’une femme au courage exceptionnel. Plus heureux que beaucoup de ses semblables, le duché est toujours la propriété de la famille de Crussol-d’Uzès et les touristes prennent chaque année davantage le chemin de cette jolie cité dont les vieux hôtels se dorent au soleil et racontent une histoire séculaire.
HORAIRES D’OUVERTURE
Du 1er septembre au 30 juin 10 h-12 h et 14 h-18 h Du 1er juillet au 31 août 10 h-12 h 30 et 14 h-18 h 30
Fermé le 25 décembre.
http://www.duche-uzes.fr/fr/chateau/histoire.php