Bussy-Rabutin Les jolis portraits du comte Roger

– Savez-vous ce que c’est que rabutiner ?

– C’est, pour un Rabutin, avoir de l’esprit comme d’autres ont des bosses.

Mme de SÉVIGNÉ et Jean ORIEUX

Même si les premières pierres ont été assemblées au XVe siècle, même si des noms aussi nobles que Châtillon et Rochefort se retrouvent sur son chartrier, même s’il n’est pas le seul constructeur de ce joyau niché au creux d’un vallon de Bourgogne, Bussy-Rabutin, c’est lui et lui seul ! Entendez par là Roger de Rabutin, comte de Bussy, l’un des hommes les plus braves, les plus séduisants, les plus lettrés, les plus spirituels du Grand Siècle. L’homme qui collectionnait les superlatifs fut malheureusement aussi le plus méconnu.

Ce Bussy-là ressemble étonnamment à cet autre Bussy dont Alexandre Dumas chanta la gloire dans La Dame de Monsoreau. Bussy d’Amboise, Bussy-Rabutin, on leur trouve bien des points communs comme si le premier était l’aïeul du second, à cette différence près que le second maniait l’esprit mieux encore que l’épée.

À ce jeu subtil, il n’est pas le seul, dans la famille, à être habile. Une jeune et blonde cousine qui lui est proche et chère y est au moins autant que lui. Une cousine qu’il aimera d’amour et qui le lui rendra fort mal, peut-être parce qu’elle a peu de tempérament alors que lui en déborde. Une cousine qui, dans l’empire des lettres, va prendre tout le soleil en ne lui laissant, à lui, que l’ombre grise de l’exil : Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné.

Cruellement, la postérité s’est rendue complice de la sentence de Louis XIV condamnant Bussy-Rabutin, après un séjour à la Bastille, à seize années d’ensevelissement dans son vallon bourguignon pour intempérance de plume et conduite libertine. Le château, tel qu’il existe toujours, est sorti de cet exil si l’on en croit les lignes tracées à son sujet par son jeune propriétaire :

« Dans le comté de Charolais, il se trouve un grand bois appelé forêt de Rabutin au milieu de laquelle il y a une espèce de marais où l’on voit les restes d’un vieux château. »

N’eussent été les démêlés de l’enfant terrible avec le pouvoir, le château fût peut-être resté ce qu’il était : des restes, au lieu de se changer en un chef-d’œuvre de grâce et de mesure. En revanche, Paris compterait peut-être un hôtel jumeau de Carnavalet. Mais il eût fallu pour cela que Roger ne sût pas si bien « rabutiner ».

« Savez-vous ce que c’est que rabutiner ? » écrit la jolie cousine Sévigné. « Rabutiner, lui répond l’historien Jean Orieux, c’est, pour un Rabutin, avoir de l’esprit comme d’autres ont des bosses. »

Mais il est plus que temps de faire enfin connaissance avec cette tête chaude, ce mauvais sujet, ce libertin qui, parmi toute une série de gens de son nom, fut plus sensible aux belles-lettres que d’autres et qui, mieux que ces autres, sut les servir.

Il est né un vendredi 13, celui d’avril 1618. « C’était un mauvais sujet, nul n’en saurait douter », écrit Jean Orieux qui ajoute : « Sur son berceau, sa tante Chantal – sainte Jeanne de Chantal – crut devoir prophétiser : il serait le saint de sa race. Les saints voient des saints partout. C’est peut-être la seule bévue de cette respectable créature mais elle est monumentale. Bussy ne sera ni un saint ni un démon mais un homme de la plus ardente et de la plus riche humanité. »

Il a seize ans quand son père, qui est lieutenant du roi en Nivernais, le tire du collège pour l’envoyer au combat. Il s’y conduit à merveille car chez les Rabutin on manie l’épée aussi bien que la plume. Familier du Grand Condé, il prend part au siège de Mardyck avant de suivre le prince en Catalogne et en Picardie. Mais, durant la Fronde, il n’en reste pas moins fidèle à la cause royale et se met sous les ordres de Turenne avec lequel il se brouillera plus tard.

Voilà pour la carrière militaire. Mais, entre-temps, la vie de Bussy prend d’étranges tournants. Il collectionne les duels et les maîtresses et, s’il épouse, le 2 avril 1643, sa cousine Gabrielle de Toulongeon, juste un an avant que Marie n’épouse le marquis de Sévigné, c’est dans l’unique intention de lui faire des enfants. Il n’aura pas le temps de lui en faire beaucoup : quatre ans plus tard, Gabrielle meurt ne lui laissant que trois filles.

L’année suivante, Bussy est le héros, assez involontaire, d’un scandale. Désireux de se remarier et de se remarier richement, il écoute d’une oreille un peu trop attentive les conseils d’un certain père Clément, confesseur de Mme de Miramion, une jeune et riche veuve qui est assez belle mais surtout fort pieuse et fort prude. Ne demandant qu’à se laisser convaincre, Bussy, poussé par le père Clément – qui s’est fait remettre deux mille livres pour « aplanir les difficultés éventuelles » – enlève purement et simplement Mme de Miramion à la sortie d’une église, la jette dans le carrosse d’un ami et fouette cocher ! Il l’emmène en dépit de ses cris au château de Launay. La victime crie, pleure, proteste mais Bussy croit, de bonne foi, qu’il s’agit là d’une comédie destinée à la famille de la dame résolument hostile à ce mariage. Le père Clément le lui a certifié.

Hélas, au fil des heures, il faut bien se rendre à l’évidence : les pleurs sont sincères, les protestations sont réelles. Mme de Miramion n’a aucune envie d’épouser Bussy-Rabutin. Alors, galamment, celui-ci rend la liberté à sa prisonnière. Cela ne suffit pas pour faire taire la famille outragée et éviter la Bastille : une somme de six mille livres sera nécessaire. Une opération désastreuse pour un homme quelque peu désargenté. Il se consolera, un an plus tard, en pleine Fronde, en épousant Louise de Rouville.

Mais voici plus grave. Dix ans après l’aventure, alors que Mme de Miramion a fondé un ordre monastique et s’est changée en mère de l’Église, Bussy est gravement compromis dans ce que l’on a appelé la débauche de Roissy : durant la semaine sainte, Bussy, en compagnie du duc de Vivonne, du duc de Nevers et de quelques autres sacripants, a organisé une orgie mémorable au cours de laquelle on a chanté des cantiques obscènes, baptisé un cochon et englouti une incroyable quantité de vin. Résultat : Bussy est sommé d’aller se mettre au vert dans son château bourguignon.

En vérité, bien qu’il mette fin à une vie mondaine fort agréable, l’exil ne pèse pas trop à Bussy. Il surveille ses travaux et commence à écrire l’Histoire amoureuse des Gaules qui relate les aventures galantes de nombreux personnages de la cour. Le tout dédié à Mme de Montglas qui est, pour l’heure, sa maîtresse très aimée.

Le manuscrit n’est pas destiné à la parution et circule discrètement sous le manteau. Hélas, une « amie » de Bussy en prend copie au passage et le fait imprimer. C’est la catastrophe car le prince de Condé, furieux de s’y retrouver en posture peu avantageuse, se hâte de faire écrire par un plumitif anonyme une France galante où sont racontées les amours du roi et de Mlle de La Vallière.

Cette fois, Louis XIV, que l’Histoire amoureuse des Gaules avait amusé et qui ne voyait même aucun inconvénient à l’entrée de l’auteur à l’Académie, se fâche sérieusement et envoie le pauvre Bussy à la Bastille bien que celui-ci soit fort innocent de l’aventure. Entré le 16 avril 1655, il n’y restera que treize mois mais n’en sortira que pour prendre la route de l’exil, cet exil de seize ans que nous avons déjà évoqué.

Alors, à Bussy-Rabutin où il vit en famille, notre héros se crée un univers à son idée et, comme nous ne pourrions avoir meilleur guide, écoutons-le :

« Il y a des choses fort amusantes qu’on ne trouve point ailleurs ; par exemple, j’ai une galerie où sont les portraits de tous les rois de France de la première race depuis Hugues Capet jusqu’au roi et, sous chacun d’eux, un écriteau qui apprend tout ce qu’il faut savoir de leurs actions. D’un autre côté, ce sont les hommes d’État et de lettres. Pour égayer tout cela, on trouve en un autre endroit les maîtresses et les amies de nos rois depuis la belle Agnès, maîtresse de Charles VII. Une antichambre précède cette galerie où sont les hommes illustres de la guerre depuis le comte de Dunois. Une grande chambre est ensuite où est seulement ma famille et cet appartement est terminé par un grand salon où sont les plus belles femmes de la cour qui m’ont donné leur portrait. » Inutile d’ajouter que les belles dames en question avaient toutes une excellente raison, en forme de tendre souvenir, d’offrir leur image.

En dépit de ses aventures, la plume de Bussy ne reste pas inactive. Le comte écrit ses Mémoires, une Histoire abrégée de Louis le Grand, un Discours à mes enfants, enfin et surtout une énorme correspondance dont la principale bénéficiaire est Mme de Sévigné avec laquelle, cependant, il reste brouillé plusieurs années pour une histoire d’argent dans laquelle la marquise n’a pas le beau rôle.

Il ne vit guère avec sa femme qui préfère Paris. Sa compagne favorite, c’est sa fille Louise, marquise de Coligny, jeune veuve pour laquelle il éprouve une profonde tendresse. Une tendresse qui lui vaut de jouer un rôle secourable dans la triste aventure conjugale de Louise avec un certain La Rivière. Celui-ci n’est en fait qu’un escroc de haut vol mais il a fait un enfant à la jeune femme et, de ce fait, elle a le plus grand mal à s’en débarrasser après un procès que malheureusement elle perdra, ayant eu « l’imprudence de contracter, malgré la volonté de son père, un mariage secret ».

Bussy, bien sûr, défend sa fille bec et ongles et le scandale de cette affaire ne l’atteindra pas. Le roi lui permettra même de revenir à la cour, en 1682. Mais le comte a soixante-quatre ans et il lui paraît bien tard, à présent, pour participer à cette vie de cour dont il a appris à connaître le côté factice. À soixante-treize ans, il fera néanmoins un dernier voyage pour admirer les splendeurs de Versailles. Trois ans plus tard, il meurt d’apoplexie à Autun.

Après sa mort, le château passe à ses deux fils, à tour de rôle, puis à l’une de ses filles, Mme de Montataire, qui le vendra à un conseiller au Parlement, Étienne Dagonneau. Après diverses fortunes, c’est finalement l’État qui, en 1929, se fait le gardien dévoué des belles images de Bussy-Rabutin.


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