Tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas cette petite main-là.
Y avait-il déjà un château, ou tout au moins une maison forte à cette croisée de chemins forestiers, sur cette haute crête d’où l’on domine la Normandie profonde, aux temps mérovingiens où régnaient les sanglants Clotaires ? Toujours est-il qu’une légende est née qui a traversé les siècles depuis la nuit des temps.
À cette époque donc, le maître de Carrouges – le nom, en patois, signifie carrefour –, c’est le comte Ralph, époux d’une noble et charmante femme dont le nom semble choisi pour un conte : Évelyne du Champ de la Pierre. Le couple serait pleinement heureux si un enfant lui venait mais, au bout de sept années de mariage, le berceau ancestral demeure désespérément vide.
Un jour enfin, à force de prières et d’aumônes, la comtesse annonce que le ciel s’est laissé toucher et qu’elle a des espérances.
Une pareille nouvelle, cela se célèbre. On n’y manque pas. Une fête est donnée pour tous ceux d’alentour, amis et vassaux, pour tous ceux qui veulent venir et ils sont nombreux. Or, au cours de cette fête qui comporte une chasse comme il se doit en pays forestier, le comte Ralph disparaît. Les heures passent sans le ramener et, la nuit venue, on l’attend toujours.
En fait, il ne lui est rien arrivé de grave. Acharné à la poursuite du gibier il a fini par se perdre dans la forêt où la nuit l’a surpris. Après avoir erré longuement, il arriva dans un vallon. La lune s’était levée et faisait briller l’eau d’une fontaine auprès de laquelle se tenait une jeune femme vêtue de blanc, la plus belle dame sans doute que Ralph eût jamais vue. C’était une fée rayonnante de jeunesse et de beauté aux pieds de laquelle le comte, oubliant sa femme et l’enfant à venir, mit aussitôt son cœur et ses désirs. La fée lui sourit et l’entraîna dans une danse folle autour de la fontaine où ils finirent par tomber tous les deux mais pour d’autres ébats.
Au matin, le comte rentra chez lui où l’on était en peine. Il expliqua, ce qui était presque vrai, qu’il s’était perdu mais qu’il avait eu la chance de trouver une cabane de bûcheron. L’incident fut vite oublié mais, le soir venu, prétextant les grandes précautions que devait prendre sa dame, il la laissa dormir seule et repartit dans la nuit.
Cela dura plusieurs mois, jusqu’à ce qu’enfin la comtesse Évelyne s’aperçût que son époux n’allait pas se coucher quand il lui disait bonsoir mais enfourchait son cheval et filait dans la forêt. Un soir elle le suivit et comprit son malheur : Ralph dansait dans le clair de lune avec une créature de rêve et s’abîmait finalement avec elle dans l’eau étincelante.
Le lendemain, elle fut au rendez-vous avant lui. La fée, assise sur la fontaine, peignait ses longs cheveux blonds. Évelyne tira alors le poignard d’or qu’elle portait à sa ceinture et frappa. Avec un grand cri sa rivale disparut dans la fontaine qui se teignit de sang tandis que la meurtrière revenait au château en toute hâte.
Au matin, on trouva près du château le cadavre du comte. Le même poignard qui avait tué la fée lui traversait la gorge. On courut, bien sûr, annoncer la terrible nouvelle à la comtesse qui dormait encore. Mais quand le jour éclaira son visage, on se rendit compte avec horreur que son front portait une large tache de sang. Une tache qui, à l’instar de celle qui souillait lady Macbeth, ne s’effacerait jamais. Plus grave encore : lorsque l’enfant qu’elle attendait vint au monde, la même tache sanglante marquait son petit front. On l’appela Karl. Il fut, pour tous, Karl le Rouge…
Si l’on quitte la légende pour l’Histoire, on trouve le premier seigneur de Carrouges connu en 1150. Il se nommait Roger et afficha pour la première fois les armes des seigneurs : de gueules aux fleurs de lys d’argent. Auparavant, le fief appartenait aux ducs de Normandie et on ne sait trop qui le tenait pour eux. Mais un drame réel marque le château au XIVe siècle. Jean de Carrouges, parti avec l’amiral Jean de Vienne en direction des côtes anglaises, a laissé au logis sa belle épouse Marguerite sous bonne garde. Garde insuffisante peut-être car, à son retour, Jean trouve Marguerite en larmes. Elle a, dit-elle, été violée par un certain Le Gris, chambellan du duc d’Alençon. On devine la fureur du mari. Enquête, contre-enquête, plainte au Parlement normand. Le Gris fournit un alibi pour la nuit incriminée mais Carrouges n’y croit pas. Il demande, il exige le duel judiciaire. Le duel a lieu. Et Le Gris est tué.
Que croyez-vous qu’il arriva ? La dame de Carrouges désespérée, ravagée de remords alla s’enfermer, sa vie durant, dans la cellule d’un couvent.
Pendant la guerre de Cent Ans, Robert de Carrouges prend parti pour les Anglais, change d’avis, ce qui lui vaut la confiscation de ses terres par le roi anglais Henri VI – Jeanne d’Arc est déjà passée d’ailleurs et la Normandie n’en a plus pour longtemps à être britannique. Quoi qu’il en soit notre Carrouges participe à la défense du Mont-Saint-Michel et se fait tuer à la bataille de Verneuil.
Après lui, le fief tombe aux mains de femmes puis passe à la famille de Blosset et, enfin, à Philippe Le Veneur, seigneur de Tillières. Les Le Veneur conserveront Carrouges jusqu’en 1936.
Il faut bien dire que c’est une famille étonnante. Au point d’avoir été surnommés les Montmorency de la Normandie, bien qu’en fait ils eussent été originaires de Bretagne. Leur nom vient de ce que la charge de veneur royal était, chez eux, héréditaire. Les grandes forêts normandes devaient être pour eux terre d’élection. Et ils vont monter très haut.
Abbé du Bec puis du Mont-Saint-Michel, évêque de Lisieux puis Grand Aumônier de France, Jean Le Veneur couronnera Éléonore d’Autriche au moment de son mariage avec François Ier en 1526. Il est l’ami de Rabelais. Mieux encore : c’est lui qui, en 1532, présente Jacques Cartier, le Malouin, au roi. Et quand son protégé prend la mer pour la grande aventure du Canada, c’est en partie grâce à la générosité du cardinal Le Veneur.
À son petit-neveu, Gabriel, Machiavel dédie l’un de ses ouvrages. Il est ami de la reine Catherine de Médicis mais c’est le frère de ce Le Veneur-là qui hérite de Carrouges où il recevra la cour en 1570. C’est un homme de bien, un modéré et, durant les guerres de Religion, s’il combat comme l’exige son devoir, dès l’instant qu’il y a guerre, du moins, refuse-t-il de punir, comme on le prie de le faire, Avranches qu’il gouverne :
« Je les ai combattus assez vaillamment sur les champs de bataille pour avoir le droit de ne pas être désigné pour leur bourreau ! »
Ce héros avait épousé en 1550 Magdelaine de Pompadour dont il eut deux enfants : Jacques et Marie qui, en épousant Paul de Salm, devint l’aïeule d’un duc d’Orléans et de ce François de Lorraine qui prit le titre d’empereur d’Autriche en épousant Marie-Thérèse.
Jacques Le Veneur entreprit, au château, des travaux considérables, reprenant l’œuvre du grand cardinal Le Veneur qui, lui, fit construire le pavillon d’entrée. Le château, après lui, atteignit à peu près l’aspect qu’il a aujourd’hui et que décrit La Varende :
« Carrouges se déploie et monte de ses fossés asséchés qu’entourent des balustrades. Maison énorme et compliquée où tous les siècles ont contribué – depuis le XIIIe – en brique et pierre. Le site est austère. Il devait être tout différent au temps où, vers le sud, s’étendait un vaste étang. »
La famille se déployait en même, temps que le château et l’on ne peut compter ici les alliances illustres, les grands noms qui, au cours des années, s’allièrent à la maison Le Veneur. On trouve Rohan-Chabot, Bassompierre – elle se nommait Catherine et était sœur du fameux maréchal compagnon d’Henri IV – d’Harcourt, du Gué de Bagnols, Louvois, d’Esparbès de Lussan et d’autres encore. Jamais les Le Veneur ne se mésallièrent et de décade en décade on en vient enfin à celui qui fut peut-être le plus curieux personnage de la famille : Alexis-Paul, dont la vie, étalée de 1746 à 1833, couvre près d’un siècle.
Entré jeune dans la carrière des armes, il se distingue au siège de Gibraltar puis se voit nommer député de la noblesse aux États généraux. Mais, comme beaucoup de jeunes officiers, Alexis est tourné vers les idées libérales nées de la guerre de l’Indépendance américaine. Il propose même l’abandon des privilèges dès le 20 mars 1789 et, à Carrouges, donne l’exemple en payant les études des plus méritants de ses vassaux ou en offrant des dots. C’est ainsi qu’on le voit payer la pension d’une religieuse, Marie-Françoise Goupil, dans un couvent de Paris. Marie-Françoise, qui épousera un jour Hébert, le farouche Père Duchesne, et finira comme lui sur l’échafaud.
Même après la mort du roi, Le Veneur reste fidèle à la République. Il a pour aide de camp le fils d’un de ses gardes-chasse sur son domaine de Tillières : Lazare Hoche. Et c’est Hoche qui en 1793, quand Le Veneur sera tout de même arrêté, comme Custine, comme Beauharnais, réussira à le sauver.
Sous l’Empire il est député, et Napoléon lui donne le titre de vicomte Le Veneur. Son nom est gravé sous la voûte de l’Arc de Triomphe de Paris. Mais c’est à Carrouges qu’il meurt le 26 mai 1833. Il avait épousé Charlotte-Henriette de Verdelin qui, durant la Terreur, se montra l’épouse la plus dévouée et la plus aimante qui soit. Elle osa paraître à la barre de la Convention et ne recula pas devant d’humiliantes visites à Robespierre.
Tous deux laissaient de nombreux enfants qui ont gardé Carrouges jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Mais le château était trop lourd financièrement. Il fallut bien finir par accepter de le vendre à l’État.
HORAIRES D’OUVERTURE
Du 1er avril au 15 juin et du 1er au 30 septembre 10 h-12 h et 14 h-18 h
Du 16 juin au 31 août 9 h 30-12 h et 14 h-18 h 30
Du 1er octobre au 31 mars 10 h-12 h et 14 h-17 h
Fermé le 1er janvier, le 1er mai,
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