Louveciennes La comtesse du Barry

La Beauté ne se discute pas ; elle règne de droit divin.

Oscar WILDE

Le 2 septembre 1771, Mme du Barry, favorite comblée d’un Louis XV déjà vieillissant, pend la crémaillère de sa nouvelle maison de Louveciennes. Un fabuleux souper, que président côte à côte la maîtresse de céans et son royal amant, réunit tout ce que la cour compte de grand dans une demeure exquise mais que l’on peut alors juger d’avant-garde car elle est l’une des toutes premières expressions de ce qui va être le style Louis XVI.

Ledoux est l’architecte de la merveille, Fajou le sculpteur, Gouthière le bronzier et Vien le peintre décorateur. Mais à force de vouloir innover, Mme du Barry a fait une bêtise, commis une faute de goût comme n’en aurait pas commis la Pompadour car elle a préféré Vien à Fragonard. Peut-être l’élu s’est-il montré plus souple, plus aimablement courtisan que l’enfant terrible de la peinture de l’époque ?

Quoi qu’il en soit, la belle comtesse inaugure sa maison en compagnie d’une foule d’amis où les femmes n’ont pas la majorité. Elle goûte là le plus doux triomphe de sa jeune vie. Un triomphe qui est l’aboutissement de deux années d’efforts, de plans et de plâtras.

C’est, en effet, en 1769 que le roi lui a donné Louveciennes « pour en jouir sa vie durant ». Ce n’était alors qu’une demeure assez simple, bâtie au siècle précédent pour Arnold de Ville, constructeur de la machine de Marly. En un siècle, elle était passée par plusieurs mains : Mlle de Clermont, la comtesse de Toulouse, son fils, le très pieux et très généreux duc de Penthièvre ; enfin le fils de celui-ci, le prince de Lamballe, époux de la fidèle amie de la reine Marie-Antoinette, qui devait y mourir trop jeune dans d’affreuses conditions.

Cet événement ayant eu lieu le 6 mai 1768, c’est-à-dire quelques mois avant que Mme du Barry ne devienne propriétaire de Louveciennes, celle-ci s’était hâtée d’en effacer les traces. L’architecte Gabriel reçut l’ordre de remettre la maison en état et de tout redécorer mais, ayant constaté qu’à la réflexion elle était un peu petite pour une vie de cour, même aux champs, la favorite décida de faire construire par Ledoux le fameux pavillon qui ne devait comporter que des pièces de réception.

Pendant trois ans, Louveciennes va être, pour le roi et pour la jolie Jeanne, le lieu de toutes les délices mais de délices singulièrement bourgeoises et qui n’avaient pas grand-chose à voir avec celles de Sodome et Gomorrhe : la comtesse y menait la vie d’une jeune femme élégante aux champs, le roi celle d’un gentilhomme qui aimait à préparer lui-même son café.

Le 10 mai 1774, tout cela s’effondre : Louis XV meurt de la petite vérole dans une atmosphère d’horreur qui, cependant, n’a pas fait reculer la frivole du Barry : avec un dévouement de sœur de charité, elle a soigné le roi. Il n’empêche qu’elle ne doit pas être là à l’heure du dernier soupir. Elle doit quitter Versailles. Mais pas pour Louveciennes…

À celle devant laquelle, hier encore, s’inclinait la cour la plus brillante d’Europe, on assigne un couvent comme résidence : celui de Pont-aux-Dames où son arrivée cause quelque agitation. Pensez donc ! Une maîtresse royale dont tout un chacun sait parfaitement qu’elle ne sort pas de la cuisse de Jupiter et qu’elle a mené une vie de fille galante avant de séduire Louis XV, une pareille créature chez des moniales vouées à la pureté et à la contemplation !

Or, à la stupeur générale, la « scandaleuse du Barry » se montre sous les aspects d’une jeune femme, très belle sans doute, mais douce et bonne, d’une exquise politesse et qui se plie aux règles de la vie monastique avec un étonnant mélange de gentillesse, de soumission et d’humilité. Résultat : en quelques semaines, tout le couvent en raffole et l’abbesse l’autorise à faire venir ses animaux familiers, une ou deux servantes, quelques meubles. Pont-aux-Dames devient alors pour elle une retraite douce, un peu triste sans doute mais où le chagrin réel que lui a causé la mort du roi s’apaise lentement.

Au bout d’un an, c’est l’abbesse elle-même qui encourage Jeanne à écrire à Louis XVI pour lui demander la permission de quitter le couvent et de reprendre une vie normale. Elle n’a que trente-deux ans et se sent peu faite pour la vie conventuelle. On lui accorde cette permission à la condition expresse qu’elle ne s’approchera pas de la cour ou de Paris à moins de dix lieues. Donc, pas question de rentrer à Louveciennes.

Grâce à l’argent que lui a rapporté la vente de sa maison de Versailles, Mme du Barry achète le château de Saint-Vrain, belle demeure du Hurepoix où elle ne tarde pas à s’ennuyer à périr en dépit de quelques amis qui, courageusement, viennent l’y visiter. Ce qu’elle désire le plus vivement, c’est retrouver sa jolie maison de Louveciennes et les doux souvenirs qu’elle renferme.

En 1776, elle se décide à écrire au ministre Maurepas pour demander, bien timidement, cette permission. Et, joie sans mélange, elle l’obtient :

« Votre douceur, la réserve que vous avez gardée dans la disgrâce vous ont donné le droit à une auguste indulgence. Vous pouvez demeurer à Louveciennes et être libre d’aller à Paris », répond Maurepas. Dix minutes après le reçu de cette lettre, les femmes de chambre sont en train de faire les bagages…

En retrouvant sa maison, ses meubles précieux, ses collections de tableaux et son luxe raffiné, Mme du Barry a l’impression de revivre. Pourtant, elle sait que les choses ne seront plus jamais ce qu’elles étaient et choisit, les premiers temps, de vivre presque solitaire, enfermée avec ses souvenirs. Mais elle a laissé trop d’amis pour que cette solitude dure longtemps. Bientôt, tous sont revenus, auxquels se joindront d’augustes visiteurs, avides de rencontrer une femme auréolée d’une telle légende. En tout premier, l’empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette, qui vient à Louveciennes, se promène un moment avec Mme du Barry et lui déclare galamment que « la beauté sera toujours reine ». Le roi de Suède viendra lui aussi parmi d’autres étrangers.

L’un d’eux, lord Henry Seymour, qui habite Port-Marly, s’éprend d’elle et lui voue une passion telle que Jeanne se laisse prendre à cette chaleur. Pendant deux ans elle vit, avec lui, une aventure dont l’ardeur porte en elle-même sa propre fin. L’élégant fondateur du Jockey Club est jaloux, exclusif, cruel même. Il souhaite pour Jeanne une vie de femme de harem et, tout naturellement, la rupture survient. D’autant que la comtesse avait retrouvé un ancien ami qui allait être le grand, le véritable amour de sa vie : le duc de Brissac, gouverneur de Paris et colonel des Cent-Suisses. Il a vingt ans de plus qu’elle mais il possède tout le charme et l’élégance que peut avoir un homme, joints à un caractère si chevaleresque et noble qu’il lui a valu le surnom de « paladin d’un autre âge ». Bientôt, cet amour est le secret de Polichinelle en dépit du mal extrême que se donnent les deux amants pour le garder secret.

Les débuts de la Révolution ne les troublent pas. Ils comptent des amis parmi les réformateurs mais cela n’empêche pas Mme du Barry d’accueillir dans sa maison les gardes du corps blessés pendant l’attaque de Versailles et d’écrire à la reine une lettre brûlante de loyalisme :

« Louveciennes est à vous, Madame. N’est-ce pas votre bienveillance et votre bonté qui me l’ont rendu ? J’ai trop de reconnaissance pour l’oublier jamais. »

Les mauvais jours cependant approchent… Un soir de janvier 1791, alors que la comtesse est à Paris, son château est cambriolé par trois malfaiteurs dont l’un est un ancien valet. On a surtout volé ses somptueux joyaux. Louis XV s’était montré, en effet, plus que généreux, et seule la mort du roi devait empêcher Mme du Barry de devenir propriétaire du fabuleux collier qui allait faire tant de mal à Marie-Antoinette. Le dommage est d’autant plus irréparable que le joaillier Rouin, homme fort honnête mais d’une rare maladresse, juge intelligent de donner à une gazette la description exacte du trésor envolé.

Aussitôt, c’est un tollé général. Les feuilles révolutionnaires se déchaînent contre l’ancienne favorite. Jeanne passe alors en Angleterre, non pour émigrer mais parce que l’on y a signalé certains bijoux qui pourraient être les siens. Elle exécutera ainsi plusieurs voyages outre-Manche et, comme elle ne retrouvera jamais ses joyaux, on suppose qu’elle s’était faite agent royaliste.

La Révolution, à présent, marche à grands pas. Le duc de Brissac, qui s’était rendu en Anjou pour tenter de calmer les esprits, est arrêté, ramené à Orléans puis à la prison de l’Abbaye où il sera massacré. On portera sa tête à Louveciennes où elle sera jetée pratiquement sur les genoux de la comtesse. En novembre 1792, à nouveau, celle-ci part pour l’Angleterre, y passe cinq mois… puis revient, en dépit des objurgations de ses amis. Mais elle ne peut vivre loin de sa chère maison de Louveciennes et elle ne se rend pas compte de la haine qui grandit autour d’elle. Ses serviteurs la trahissent et singulièrement Zamore, le négrillon qu’elle a élevé et qui est devenu un farouche sans-culotte.

Le 22 septembre 1793, Mme du Barry est arrêtée, conduite à la prison de Sainte-Pélagie, puis, de là, à la Conciergerie qu’elle ne quitte que pour la mort. Une mort singulièrement faible comparée à celle de centaines d’autres victimes. Le 8 décembre, par un froid glacial, elle est conduite à l’échafaud, place de la Révolution.

Là, elle pleure, elle se débat, elle crie tandis qu’on la pousse sur la planche fatale :

« Encore un petit moment, monsieur le bourreau ! »

C’était fini. La jolie maison qu’elle ne se résignait pas à quitter connut elle aussi des déboires jusqu’à ce que le parfumeur François Coty la reconstruise et lui rende son exact décor de jadis.

Actuellement, c’est toujours une propriété privée qui n’est pas ouverte à la visite.

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