Tout entretenait la passion de Mademoiselle.
Mille détails la ravissaient.
Aux confins de la Normandie et de la Picardie, le château d’Eu offre la silhouette noble et mélancolique de ces demeures princières faites pour accueillir la vie de cour et qui ne sont plus, derrière les vertes frondaisons de leurs parcs souvent rétrécis par les besoins urbains ou les caprices municipaux, que les fantômes du passé.
Depuis la nuit des temps, il y a eu un château à Eu. Le premier fortin qui s’y éleva eut pour constructeur ce Viking aux jambes trop longues qui s’appelait Rollon et fut le premier duc de Normandie. On l’avait surnommé Marche-à-pied parce que, étant à cheval, selon la légende, ses pieds touchaient encore la terre.
Le site lui plut comme il devait plaire successivement à tous ses descendants. Ce fut là, entre autres, que Guillaume le Conquérant, qui ne l’était pas encore, épousa Mathilde de Flandre. Celle-ci avait d’abord dédaigné d’épouser un bâtard mais changea d’avis miraculeusement, au point de devenir une tendre épouse, après avoir reçu de Guillaume la plus fabuleuse raclée jamais administrée de main d’homme. Les fêtes du mariage furent, dit-on, joyeuses et imposantes.
Ensuite, le fief passe tour à tour aux Lusignan, aux Brienne et à la famille d’Artois avant d’être dévolu en 1471 à Jean de Bourgogne, duc de Nevers, qui n’en profita guère grâce à Louis XI. À couteaux tirés alors avec le Téméraire et craignant que l’Angleterre ne vînt lui prêter main-forte, le roi jugea plus prudent de raser jusqu’aux fondations le château d’Eu.
Résultat : quand Eu tombe dans la corbeille de la ravissante Catherine de Clèves, lors de son mariage avec le prince de Porcien, le domaine n’a pas la moindre habitation à lui offrir. La jeune femme ne s’y intéressera guère jusqu’au jour où, devenue veuve, elle épouse le jeune duc de Guise, Henri le Balafré, amant passionnément aimé de la reine Margot, enfant chéri des Parisiens, fondateur de la Sainte Ligue, instigateur de la Saint-Barthélemy et trublion en tout genre.
Non seulement Guise ne dédaigne pas Eu mais il décide d’y faire construire un château à la mode du temps. Ce sera le château actuel – en partie tout au moins car on ne bâtit qu’une aile – sur les plans que lui donnent les frères Leroy, de Beauvais.
Le Balafré ne profite guère de son château neuf. Il a tout juste le temps d’essuyer les plâtres quand, le 23 décembre 1588, le roi Henri III, pour sauver son royaume menacé d’une invasion espagnole attirée par Guise, le fait exécuter au château de Blois par ses Quarante-Cinq. Sachant bien, d’ailleurs, que, ce faisant, il signe son propre arrêt de mort et que les frères du défunt feront tout pour le faire assassiner. Programme auquel ils ne manqueront pas.
Cette mort mit au désespoir la veuve du duc. Catherine de Clèves adorait un mari qui, pourtant, la trompait abondamment. Il avait, en effet, passé sa dernière nuit avec la belle marquise de Noirmoutiers, Charlotte de Sauves, et il semblerait qu’une nuit d’amour n’ait guère arrangé ses réflexes. Catherine connut-elle cette circonstance ? Peut-être pas. Et c’est au fond regrettable car elle aurait sans doute moins pleuré et moins soupiré. Elle s’installa à Eu et n’en bougea plus durant les quarante-cinq années qui lui restaient encore à vivre. Quarante-cinq années consacrées entièrement au souvenir du défunt et aux nombreuses œuvres qui sollicitaient sa charité. Entre autres, un collège, par lui fondé jadis et où il reposait pour l’éternité. Catherine fit construire, pour lui et pour elle-même, un superbe tombeau où, en 1633, elle eut enfin la satisfaction d’aller le retrouver.
En 1660, le château est en vente. C’est Mademoiselle qui l’achète. Ou, plus exactement, la Grande Mademoiselle, depuis que, durant la Fronde, elle a osé faire tirer les canons de la Bastille sur les troupes de son cousin, le jeune roi Louis XIV. Grave erreur qu’elle déplorera longtemps et qui, surtout, l’empêchera de devenir reine de France, Louis XIV ne lui ayant jamais pardonné sa canonnade.
En cette année 1660, Mademoiselle – Anne-Marie d’Orléans, duchesse de Montpensier et princesse de Dombes, s’ennuie et se sent mélancolique. Louis XIV vient d’épouser l’infante Marie-Thérèse et comme sa cousine ne sait trop que faire de son temps, ni de son argent car elle en a beaucoup, elle achète Eu, va l’inspecter à fond dans l’été 1661 et décide de grands travaux tant à l’intérieur que dans les jardins qu’elle redessine. L’ensemble est fastueux et tout à fait digne de ce Roi-Soleil à la gloire duquel sa repentante cousine dédie toute la décoration intérieure. Car si Mademoiselle, qui a alors trente-six ans, n’est ni belle, ni bien faite, c’est une femme de goût.
Elle le prouve quelques années plus tard en s’éprenant follement de l’homme le plus séduisant de la cour : l’aimable, spirituel, insolent et insupportable Antonin Nompart de Caumont, marquis de Puyguilhem et comte de Lauzun.
L’événement a lieu le 29 juillet 1669 quand, avec toute la cour, Mademoiselle assiste à la remise du bâton de commandement de la 1re compagnie des gardes du corps à ce petit homme sémillant et hardi dont toutes les femmes raffolent. Depuis ce jour, Mademoiselle sent une fièvre dont elle ne guérira plus.
Lauzun, bien sûr, est trop malin pour ne pas deviner les sentiments qu’il inspire et son plan est vite tracé : s’il parvient à se faire épouser par la cousine germaine du roi, qui est aussi la femme la plus riche de France, il atteindra des sommets vertigineux pour un homme pétri d’orgueil. Et il s’en faut de bien peu qu’il ne réussisse : Louis XIV, après de longues palabres, finit par céder aux instances de sa cousine. Lauzun est sur le point de devenir duc de Montpensier quand, poussé par Mme de Montespan et par Louvois, le roi retire son autorisation. Lauzun n’est que Lauzun et restera Lauzun.
Naturellement, l’ambitieux étouffe de fureur et, n’osant s’en prendre au roi, il s’en prend à la favorite. Le jour où Louis XIV apprend que Lauzun se répand à travers la cour et la ville en traitant sa maîtresse de « bougresse de fille publique » il se fâche, fait arrêter l’insolent et l’envoie rejoindre à la forteresse de Pignerol en Piémont le surintendant Fouquet qui s’y morfond déjà depuis plusieurs années. Lauzun va y rester dix ans. Dix ans d’angoisse et de désespoir pour la pauvre Mademoiselle qui arrose souvent de ses larmes ses jolis parterres d’Eu où elle souhaitait tant passer sa lune de miel.
Peut-être Lauzun fût-il resté éternellement à Pignerol si Mme de Montespan n’avait eu une idée : celle de faire adopter par Mademoiselle le jeune duc du Maine, l’aîné des enfants qu’elle a donnés au roi. La marquise pense ainsi faire coup double : non seulement elle assurera une fortune quasi royale à son enfant mais encore elle causera un sensible plaisir au roi qui se détache d’elle au profit de Mme de Maintenon, laquelle adore positivement le petit duc du Maine.
Mademoiselle lutte longtemps contre ceux qui veulent la dépouiller mais le chantage est bien monté. La pauvre femme a tellement envie de retrouver son bien-aimé qu’elle fait donation d’une partie de ses biens à l’enfant mais s’en réserve tout de même la jouissance jusqu’à sa mort. Et Lauzun, libéré, revient…
Hélas ! Du sémillant seigneur de jadis il reste un homme déjà âgé, aigri par la captivité et dont l’humour, souvent cruel, s’est changé en franche méchanceté. Il est, en outre, plus coureur que jamais, ayant dix années de pénitence à rattraper. Mais, toujours amoureuse, Mademoiselle ne voit ni ses cheveux gris ni ses dents absentes. Elle l’épouse dès son retour dans le plus grand secret et l’emmène, enfin, à Eu.
Elle ne tardera pas à regretter cette folie car elle découvre, un peu tard, hélas ! qu’elle a lié son sort au plus affreux mufle que la terre ait jamais porté. À Eu, Lauzun ne cesse de récriminer, critiquant tout : l’ameublement, les jardins pourtant aussi beaux que ceux de Versailles, le service et, naturellement, son épouse plus sévèrement encore que tout le reste. Après quoi, au bout de trois semaines, il court à Paris pour y retrouver les maîtresses qui lui manquent. Mademoiselle reste seule.
À regret elle se résigne à le suivre. Elle trouve alors Lauzun installé dans son palais du Luxembourg et se comportant de façon à révolter la femme la plus aveugle et la plus sotte. Ce qu’elle n’était pas.
Finalement, lasse d’avanies répétées, elle décida de repartir pour Eu, laissant Lauzun à Paris. Le ménage était irrémédiablement brisé et, d’ailleurs, Mademoiselle finit par chasser carrément son époux, lors d’une de leurs rares rencontres où il avait osé la traiter comme une servante :
« Ne reparaissez jamais devant moi, lui dit-elle. Vous n’êtes qu’un coquin. »
Eu ne porta guère chance aux descendants de la Montespan. Son petit-fils, le comte d’Eu, y fut exilé après la conspiration de Cellamare. Le duc de Penthièvre, héritier de ce cousin, n’y vint guère qu’une fois l’an. Puis ce fut le silence désolé que la Révolution imposa à tant de nobles demeures. Sous l’Empire, la sénatorerie de Rouen jugeant le château trop onéreux à entretenir le fit en partie démolir. Il fallut attendre la Restauration pour que la duchesse douairière d’Orléans, fille de Penthièvre, pût le récupérer.
Ce fut le futur roi Louis-Philippe qui le ressuscita. Comme tous les Orléans d’alors et ceux à venir il aimait beaucoup Eu et en fit sa maison de vacances préférée. Trois ans avant de quitter le trône, il y reçut la reine Victoria qui devait garder de son séjour un charmant souvenir :
« Je vous écris de cette chère demeure, confie-t-elle au roi des Belges, Léopold Ier, son oncle, gendre de Louis-Philippe, où nous vivons au milieu d’une admirable et vraiment aimable famille, où nous nous sentons tout à fait chez nous et comme parmi les nôtres. L’accueil du cher roi et de la reine a été plein de bonté et celui de la foule vraiment flatteur. »
HORAIRES D’OUVERTURE DU MUSÉE LOUIS-PHILIPPE
Du 15 mars au 6 novembre 10 h-12 h et 14 h-18 h
Fermé le mardi et le vendredi matin.
http://www.ville-eu.fr/chateau-musee.php