De notre mal personne ne s’en rie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.
Le terme de château, appliqué à Loches, constitue un euphémisme car il s’agit là d’une des plus formidables forteresses françaises : deux kilomètres de hautes murailles ponctuées de tours, enserrant un gigantesque donjon carré, protégeant un charmant logis royal aux élégantes fenêtres duquel se devine encore le visage de Jeanne, la vierge guerrière et le sourire d’Agnès, la favorite royale. Et puis une collégiale sous le vocable de saint Ours qui a détrôné Notre-Dame, Dieu sait pourquoi. Enfin un quartier de ville qui fut jadis celui des fonctionnaires de la Couronne et qui est aujourd’hui la ville haute. Mais c’est vers le donjon que le regard se tourne et s’accroche, vers ce géant de pierre qui domine de sa masse abrupte aussi bien la vallée que le reste du fort château. Auprès de lui, la grosse Tour Ronde et le Martelet disparaissent, insignifiants.
À château exceptionnel, constructeur exceptionnel. Le donjon est l’œuvre de Foulques Nerra, le Faucon noir d’Angers qui en son temps couvrit l’Anjou de bruit et de fureur, de forteresses imprenables, de l’écho de ses beuveries, de ses cruautés folles et de ses repentirs spectaculaires. Quand il ne parcourt pas des kilomètres, une selle sur le dos, pour expier ses innombrables forfaits, Foulques part en pèlerinage. Et pas à côté : à Jérusalem ! Et par trois fois ! Il est vrai qu’à chaque retour il faisait pire qu’avant ! Pourtant, ce formidable rapace n’en a pas moins gardé une place de choix dans la mémoire de ses lointains descendants : ceux de notre siècle. Une place faite d’horreur et d’admiration : les plus solides.
Au XIIe siècle, Richard Cœur de Lion, qui n’a jamais pu voir un château sans l’assiéger, en vient à bout, avec tout de même un peu d’aide intérieure, mais en 1205 son contemporain et ex-ami Philippe Auguste s’empare de Loches et le fait définitivement entrer dans le domaine royal. Ce qui va permettre à ses successeurs de s’en servir… comme prison d’État.
Le plus célèbre des prisonniers de Loches est, très certainement, le cardinal Balue. Depuis des décennies le sort affreux de ce noble vieillard contraint de vivre accroupi dans un monstrueux instrument de supplice a fait pleurer dans les chaumières et il est peut-être bon de remettre les choses en place. D’abord la cage.
C’en était bien une mais en bois avec des ferrures solides. Huit pieds de large (2,50 m), autant de long et autant de haut, ce n’était certes pas une cellule agréable mais en général on n’y séjournait pas très longtemps. Balue fut l’exception : onze ans de captivité. Mais si l’on y regarde d’un peu près, cette sévère punition était amplement méritée.
En effet, couvert d’honneurs, de biens terrestres et de dignités ecclésiastiques par la grâce de Louis XI, ce fils de meunier poitevin, qui devait une partie de son ascension à l’usage constant de la trahison et de la délation, finit par trahir le roi au profit de son pire ennemi, le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. Une correspondance plus qu’explicite ayant été saisie, Balue ne dut le salut de sa tête qu’au chapeau de cardinal qui était posé dessus. Mais il eut droit à la « cage de fer » devant laquelle le roi vint de temps à autre bavarder avec lui.
Il n’en mourut pas. Louis XI finit par le relâcher à la prière du pape Sixte IV qui, en dehors de la construction de la chapelle Sixtine, n’a pas rendu tellement de services à l’Église. Et Balue vint finir confortablement ses jours dans un palais romain.
Jamais le roi Louis XI, dans son extrême sagesse, ne se laissa gagner par les « fumées et gloires d’Italie » qui allaient causer tant de mal à ses successeurs mais il entretenait dans la péninsule des relations amicales avec les principaux princes : Laurent le Magnifique à Florence, les Sforza à Milan. C’est ainsi que deux des fils de Francesco Sforza, duc de Milan, l’héritier Galéas et son frère Ludovic visiteront la France.
Quand il venait chasser dans la forêt de Loches, le jeune Ludovic, voyant s’ériger au loin la silhouette formidable de la forteresse, n’imaginait certes pas qu’elle abriterait ses derniers jours. Il était à l’époque dévoré d’ambition, comme tous les cadets princiers, et ne songeait guère qu’à la gloire… et aux femmes dont il raffolait.
Quatrième fils du duc et cinquième de ses sept enfants, Ludovic avait toujours été le préféré de sa mère, Bianca-Maria Visconti. La duchesse aimait son esprit souple, sa culture, sa passion des arts et de la beauté sous toutes ses formes. Elle était fière aussi de sa prestance, de son visage brun aux yeux vifs, aux traits accusés, au grand nez busqué. C’était le peuple qui l’avait surnommé le More, un peu à cause de son teint basané, beaucoup à cause de ses armes qui représentaient un mûrier (moro en italien). Mais elle n’imaginait certainement pas la puissance de l’ambition qui dévorait son fils.
À peine son père mort et son frère aîné monté sur le trône ducal, Ludovic commence à tisser sa toile. Galéas est un prince raffiné et somptueux mais arrogant et d’une folle cruauté. Sa mère le gêne. Elle disparaît et l’on parle de poison à mots couverts. De ce jour Ludovic jure la perte de son frère. C’est lui pourtant qui vient, en France, chercher Bona de Savoie, la fiancée qu’on lui destine et qui est sœur de la reine de France. Mais il la juge vite : une sotte qu’il sera facile d’éliminer quand le temps en sera venu.
À Milan, le peuple est excédé des cruautés de Galéas. Au lendemain de Noël 1476, il est assassiné. C’est son fils, Jean-Galéas, qui monte sur le trône : il n’a que huit ans. Dès lors l’astre de Ludovic va monter : il commence par éliminer un vieux chancelier gênant, se débarrasse de Bona en la jetant dans les bras d’un sculpteur qu’elle voulut suivre en exil, ce qui lui valut d’être enfermée jusqu’à la fin de ses jours. Ludovic devient régent pour un neveu qu’il finira par empoisonner.
Or, le jeune duc et lui-même s’étaient mariés avec les deux sœurs : Isabelle d’Este avait épousé Jean-Galéas et la jeune Béatrice était devenue l’épouse de l’oncle. À la mort de son jeune époux, Isabelle ne supporta pas de voir monter sur le trône – et avec quel éclat ! – celui qu’elle considérait à juste titre comme un assassin. Elle s’en va porter sa plainte aux pieds du roi Charles VIII de France qui, depuis quelque temps, foule le sol italien en marche sur Rome. Elle n’en obtient rien : le roi de France tenait à garder de bonnes relations avec le fastueux duc de Milan dont la cour était peut-être la plus brillante d’Europe grâce au génie qui en réglait les fêtes et y bâtissait des merveilles : Léonard de Vinci.
Mais, Charles VIII mort, son cousin Louis XII reprenait le chemin de l’Italie avec, cette fois, pour objectif Milan. Sa mère était en effet une Visconti et fille du dernier duc de ce nom chassé par les Sforza. La bataille de Novare devait être fatale à Ludovic le More. Son armée débandée, il tenta de fuir en Suisse, fut reconnu et livré à Louis XII qui l’envoya en prison en France.
D’abord au château de Lys-Saint-Georges en Berry où il devait rester quatre ans, puis à Loches où, dans le Martelet, on l’enferma. Sa prison, plus longue que large, avec une voûte basse, avait assez la forme d’un coffret éclairé par une étroite fenêtre creusée dans le mur énorme. Ludovic y resta deux ans, occupant son temps à peindre les murs de sa prison à l’aide de couleurs et de pinceaux qu’on lui avait accordés. On peut encore y voir, peints de sa main, ses armes – le fameux mûrier –, un casque et aussi une sorte de signature « Celuy qui n’est pas contan… ».
Il l’était si peu qu’il tenta de fuir, caché dans une charrette de foin, mais, sans complicité et sans aide, il fut trahi par son aspect et son accent italien prononcé, et repris. Il en fut presque soulagé car il avait de moins en moins envie de vivre, surtout depuis la mort de Béatrice, la jeune femme qu’il avait profondément aimée.
En 1506, apprenant que la santé de son prisonnier s’était délabrée, Louis XII lui rendit la liberté. Mais le superbe duc de Milan n’était plus qu’un vieillard rongé par la maladie. Lorsque s’ouvrirent devant lui les lourdes portes de sa prison et qu’il vit s’étendre sous le grand soleil, la campagne lochoise, l’air libre, la joie fut trop forte pour son organisme usé : il s’écroula… mort !
Un autre prisonnier célèbre allait connaître, plus tard, les délices de Loches : le comte de Saint-Vallier, père de Diane de Poitiers, compromis dans le complot du connétable de Bourbon contre François Ier. On sait comment celle qui était devenue Mme de Brézé obtint, non pas seule mais avec son mari, la grâce d’un père turbulent. Grâce qu’on ne lui fit payer que d’un sourire, contrairement à la légende lancée par Victor Hugo qui, Dieu sait pourquoi, n’aimait pas François Ier !
La Révolution se cassa les dents sur les vieilles pierres. L’Empire s’en servit de nouveau comme prison. Notre siècle a fait de Loches ce qu’il ne cessera plus d’être : un superbe et très émouvant témoin des siècles passés.
HORAIRES D’OUVERTURE
Du 2 janvier au 31 mars 9 h 30-17 h Du 1er avril au 31 mars 9 h-19 h Du 1er octobre au 31 décembre 9 h 30-17 h
Fermé le 25 décembre et le 1er janvier.
Le château abrite le tombeau d’Agnès Sorel, favorite de Charles VII.
http://www.chateau-loches.fr/