Les Rochers Les retraits de Mme de Sévigné

Je reviens encore à vous, ma bonne, pour vous dire que si vous avez envie de savoir en détail ce que c’est qu’un printemps, il faut venir à moi.

MME DE SÉVIGNÉ

Du XIIe au XVe siècle, la terre des Rochers en pays de Vitré appartient à la famille de Mathefelon mais, après ces trois siècles d’existence, celle-ci tomba en quenouille. C’est-à-dire que l’élément mâle lui fit cruellement défaut.

Il resta tout juste une fille, Anne, que l’on maria au baron de Sévigné, lequel, dès le jour du mariage, en 1410, entreprit de construire sur les antiques fondations de ses beaux-parents le joli château que l’on peut toujours admirer, moins, il est vrai, les quelques remaniements – hautes fenêtres à petits carreaux et élégantes lucarnes – qu’allait lui ajouter au XVIIe siècle sa plus célèbre propriétaire, la seule d’ailleurs qui ait retenu sur sa charmante personne les feux de l’Histoire. Mais peut-être les autres n’avaient-ils pas grand-chose pour les attirer.

En 1644, les Sévigné, qui de barons sont devenus marquis, sont représentés par un séduisant rejeton : Henri, âgé de vingt ans, très peu fortuné mais d’une folle bravoure et galant comme on ne fut jamais. Et comme, chez lui, le charme égale la galanterie, les aventures du jeune homme ne se comptent plus.

À première vue, Henri n’a guère à offrir à une jeune femme en dehors de sa personne. Sinon l’un des plus anciens et des plus beaux noms de Bretagne et son château des Rochers qui commence à avoir besoin d’une sérieuse restauration. Tel qu’il est, cependant, il attire l’attention de l’abbé Philippe de Coulanges, oncle et tuteur d’une jeune et riche héritière : Marie de Rabutin-Chantal, alors âgée de dix-huit ans et qui, outre sa fortune, est pourvue de tout ce que l’homme le plus difficile pouvait exiger d’une femme : esprit et beauté. Car elle est vraiment charmante avec ses cheveux dorés, son teint de fleur, son joli visage espiègle et ses grands yeux de la couleur exacte des fleurs de lin : un véritable rêve.

Pourtant, ce rêve appartient à cette étrange catégorie de gens pour qui l’horloge de l’amour sonne toujours trop tôt ou trop tard et dont le cœur bat généralement à contre-temps : ils aiment qui ne les aime pas ou pas encore et, quand ils ont enfin réussi à conquérir l’être aimé, ils cessent presque automatiquement d’éprouver pour lui le moindre sentiment. La future Mme de Sévigné va ainsi passer son existence tout entière sans jamais réussir à connaître les joies de l’amour partagé.

Quand elle rencontre Henri de Sévigné, celui-ci est séduit, tout de suite, par l’éclat et la vivacité spirituelle de cette belle enfant qui compte déjà parmi les Précieuses. Elle lui plaît tellement qu’une semaine plus tard il demande sa main et entame une cour enthousiaste… qui tombe à plat. Le cœur de Marie n’est pas libre : il appartient à son cousin Roger de Rabutin-Chantal, superbe garçon insolent comme un page et doué d’un esprit d’enfer qui en fait l’une des langues les plus acérées du royaume. Or Roger, s’il aime bien Marie, s’il aime bavarder avec elle ou lui écrire, a bien d’autres chats à fouetter que de s’engager dans le mariage avec une cousine qu’il connaît depuis toujours. Il changera plus tard1. Un peu vexé de se voir reçu avec aussi peu d’emballement, Sévigné, en attendant le mariage qui doit avoir lieu en mai, retourne à la vie dissipée qu’il affectionne. Résultat, quelques jours avant la cérémonie, une nouvelle dramatique arrive à l’hôtel de Coulanges : Henri a été grièvement blessé en duel.

En effet, depuis la mort du cardinal de Richelieu et du roi Louis XIII l’année précédente, la jeunesse turbulente de Paris a repris ses vieilles habitudes : on ferraille à tout bout de champ. Henri de Sévigné autant et même plus que les autres. Or, la nouvelle du danger qui le menace produit sur sa fiancée un effet curieux : elle se met à l’aimer, tremble de le perdre et ne cesse de prier pour lui. Dieu l’écoute sans doute car, trois mois plus tard, l’évêque de Senlis unit les deux jeunes gens dans l’église Saint-Gervais pour le meilleur et pour le pire. Et le lendemain, le couple part pour le château des Rochers.

En dépit de l’attachement qu’elle porte à Paris, la nouvelle marquise est séduite par sa nouvelle maison. Elle pense qu’ici elle sera heureuse et qu’Henri, qu’elle aime à présent, le sera aussi.

Ce ne sera pas le cas. Henri est déçu car, s’il a bien touché la dot promise par l’abbé de Coulanges, il sait qu’il devra s’en contenter quelque temps. Prudent, en effet, l’abbé excipant qu’elle n’a pas atteint la majorité légale, n’a pas remis à Marie la fortune de ses parents. Les revenus de Sévigné étant fort maigres, il faudra bien se contenter de la campagne qui l’ennuie à périr.

Sa jeune épouse l’ennuie à peine un peu moins et, quand elle met au monde une petite fille, il ne cache pas sa déception.

« C’est un héritier qu’il me faut. Que voulez-vous que je fasse d’une fille ? »

Marie a ravalé ses larmes en serrant un peu plus contre elle le bébé sur lequel, désormais, elle va reporter toute la tendresse inemployée de son cœur. L’enfant d’ailleurs est ravissante et lui fait grand honneur.

Mais Henri ne tient plus en place. Sa femme a atteint sa majorité à ce moment et elle est entrée en pleine possession de sa fortune. Aussi, à peine relevée de ses couches, Marie se voit-elle entassée dans une voiture avec sa fille et tous les biens du ménage pour regagner Paris à toute bride. Enfin, Henri va pouvoir retrouver l’air de la capitale, ses compagnons de beuverie, les dames galantes et les bagarres à coups d’épée ! Il est content mais Marie a les yeux pleins de larmes en regardant disparaître les Rochers qu’elle a peu à peu arrangés à son goût et où elle a connu un bonheur tout personnel.

Néanmoins, elle trouve plaisir à s’installer dans une belle maison de la rue des Lions-Saint-Paul, à retrouver ses amis, sa famille et surtout le cher oncle Coulanges qu’elle appelle « le bien bon ». Elle se fait d’autres amis et bientôt un cercle agréable se forme autour de cette jolie femme cultivée, un peu précieuse sans doute mais douée d’un esprit particulièrement vif qui fait de sa conversation un véritable régal.

Dans ce cercle, Henri n’a guère de place mais il est vrai que, la plupart du temps, il se souvient à peine qu’il est marié. Sinon pour répandre à travers les salons le bruit que sa femme n’a pas plus de tempérament qu’un iceberg et pour dilapider sa fortune. La naissance du fils tant désiré, en 1648, ne l’arrête pas et il continue ses folies.

Quand le bruit lui vient que son époux s’est épris de la belle Ninon de Lenclos, Marie s’inquiète : les appétits de Ninon sont de ceux qui dévorent les plus belles fortunes. Henri est capable de ruiner femme et enfants pour elle. Cette fois, Marie se fâche.

« Trompez-moi si cela vous chante, monsieur, puisque aussi bien il y a beau temps que je suis au fait de vos sentiments pour moi mais ne ruinez pas nos enfants pour une gourgandine ! »

Furieux, Sévigné s’en va porter ses plaintes chez le cousin de Marie, ce fameux Roger de Rabutin qu’elle aimait jadis et qui, à présent, l’aimerait volontiers si seulement elle voulait le lui permettre. Rabutin jette pratiquement Sévigné à la porte puis écrit à Marie une lettre enflammée :

« S’il faut qu’il [Sévigné] vous échappe, aimez-moi, ma cousine et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie. »

Le malheur veut que, par la faute d’un valet étourdi, la lettre arrive tout droit dans les mains du mari qui, du coup, retourne chez Rabutin, le provoque en duel. Mais celui-ci n’accepte pas : il est sans doute l’un des meilleurs duellistes du royaume et n’aurait aucune peine à faire de Marie une jolie veuve, ce qu’il ne veut pas pour ne pas la faire pleurer. Il traite Sévigné en gamin insupportable et se moque de lui.

De plus en plus furieux, celui-ci décide alors que l’air de Paris ne vaut rien à Marie : le lendemain, il embarque femme et enfants pour les Rochers, les y installe puis les plante là avec défense formelle de revenir à Paris sans sa permission. Il ne les reverra jamais.

En février 1651, un messager de l’abbé de Coulanges vient aux Rochers apprendre à la marquise la triste nouvelle : son époux s’est battu en duel avec le chevalier d’Albret à propos d’une certaine Mme de Condran et il a été tué.

Marie pleure, fait prendre le deuil à sa maison mais ne quitte pas pour autant les Rochers où elle va vivre encore deux années, faisant redessiner son jardin par Le Nôtre, entretenant avec tous ses amis, surtout son cousin, une alerte correspondance et passant de longues heures avec son amie la duchesse de Chaulnes, femme du gouverneur de Bretagne.

Paris pourtant la reprendra, surtout quand elle s’installera à l’hôtel de Carnavalet. Mais, en attendant, elle reviendra plusieurs fois dans son petit château breton.

« Les bois sont toujours beaux, écrit-elle en 1675 à sa fille devenue Mme de Grignan, le vert en est cent fois plus beau que celui de Livry. Je ne sais si c’est la qualité des arbres ou la fraîcheur des pluies ; il n’y a pas de comparaison, tout est encore aujourd’hui du même vert du mois de mai. Les feuilles qui tombent sont feuilles mortes mais celles qui tiennent ; vous n’avez jamais observé cette beauté. »

Henri reposait dans la chapelle de la Visitation, rue Saint-Antoine à Paris et, au moment de sa mort, Marie exprima le vœu d’être enterrée auprès de lui quand le temps en serait venu. C’est pourtant bien loin de lui, bien loin aussi des chers Rochers qu’elle repose. En 1696, elle meurt de la variole, chez sa fille, dans l’aimable château de Grignan brûlé par le soleil du Midi. C’est dans sa chapelle que cette Bretonne d’adoption dort de son dernier sommeil.

La propriété appartient encore aux lointains descendants des Sévigné, la famille Hay des Nétumières.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er mai au 30 septembre 10 h-12 h 45 et 14 h-18 h

Du 1er octobre au 30 avril

10 h-12 h 15 et 14 h-17 h 30

(fermé le mardi)


1- Voir Bussy-Rabutin.

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