Vizille Marie Vignon, duchesse

Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicieux.

Elles sont légion, en France, les anciennes forteresses remises au goût du jour pour le caprice d’une jolie femme. Vizille ne fait pas exception. Quand, en 1600, François de Bonne, seigneur de Lesdiguières et lieutenant général des armées du roi Henri IV pour le Dauphiné, le Piémont et la Savoie, entreprend la reconstruction du vieux château, mal retapé par les troupes catholiques en 1562 pour y tenir garnison, c’est dans l’unique intention de plaire à la dame de ses pensées et de ses « joyeux esbatements », Marie Vignon, une jolie marchande de soieries grenobloise dont Lesdiguières est fou depuis dix ans déjà. Il faut bien avouer qu’il y a de quoi.

La première rencontre a eu lieu le 16 décembre 1590.

Ce jour-là, Lesdiguières entre dans Grenoble à la tête des troupes protestantes dont il est le chef au nom du roi Henri IV qui, à cette époque, n’est pas tout à fait roi car il ne lui est pas encore apparu que Paris valait bien une messe.

Donc, Lesdiguières entre. Sur son passage, la foule se presse, clame son enthousiasme. Au premier rang, une adorable créature blonde, ronde et rose crie plus fort que tout le monde. Bien mieux, elle écarte ses voisins, s’avance au risque de se faire fouler aux pieds par le cheval et tend à Lesdiguières une petite branche de gui, ce qui oblige le héros à la regarder : « Dieu quel morceau ! » écrit René Fonvieille, biographe du couple. Et en vérité on ne saurait mieux dire. Lesdiguières est ébloui et quand il se penche pour embrasser la jolie créature, il y met tout son cœur. On se reverra ! Et bientôt même : quelques jours plus tard la dame à la branche de gui tombe dans les bras de Lesdiguières et n’en sortira plus avant que la mort ne les sépare, trente-deux ans plus tard.

Est-elle à ce point amoureuse la jolie Marie aux yeux vifs ? À première vue on a peine à le croire. Lesdiguières a déjà cinquante-sept ans mais, rompu depuis la prime jeunesse à la vie des camps – il a choisi l’armée parce qu’il lui était tout à fait impossible de reprendre la charge de son royal notaire de père – c’est un gaillard tout en muscles, sec comme un sarment avec une figure qui ne manque ni de noblesse ni d’une certaine beauté. Et si ses cheveux grisonnent, du moins sont-ils toujours tous présents à l’appel.

La liaison rapidement affichée cause un vrai scandale. Marie Vignon est mariée et elle a même trois filles en dépit de son jeune âge. Son époux, Ennemond Matel, le marchand de soieries de la rue Revenderie, n’est pas de ceux qui aiment à porter des cornes. Il bat sa femme comme plâtre chaque fois qu’il la voit rentrer au logis avec, aux yeux, certains cernes révélateurs. Quant à Lesdiguières, il est marié, lui aussi, depuis le 11 novembre 1566 où il a épousé Claudine de Bérenger. Mais il ne s’en soucie que par moments car on la dit fort malade, tandis que Marie, c’est la santé, la fraîcheur. Les pasteurs calvinistes du Graisivaudan peuvent crier au scandale, invoquer Sodome et Gomorrhe, ils ne peuvent rien contre une telle passion.

Comme des libelles venimeux commencent à circuler, Lesdiguières en vient à penser qu’il faut tout de même sauver les apparences : pour rencontrer Marie plus commodément et sans faire hurler toute la ville, il achète un petit château des environs, y installe Jean Vignon, le père de Marie, et peut ainsi rejoindre sa maîtresse sans attirer trop de monde aux fenêtres. Voilà pour le confort amoureux. Reste le mari, pratiquement privé de sa femme : Lesdiguières en fait un troisième consul de la ville, ce qui a au moins pour résultat d’obliger les rieurs à rire plus discrètement. Ennemond Matel pourrait refuser dignement le présent de son rival mais il ne résiste pas aux attraits des honneurs et une vie assez agréable s’instaure entre ces trois personnages.

En 1608, les travaux de Vizille sont déjà bien avancés et le couple irrégulier peut y passer quelques jours d’été. Le reste du temps, on vit au palais delphinal qui fut jusqu’en 1962 la mairie de la ville. Voyant son époux bien calmé Marie a fini par venir s’y installer tout à fait. C’est là qu’une triste nouvelle arrive : la pauvre épouse malade vient de mourir.

On ne sait de quel cœur Lesdiguières apprit la mort de sa femme. Son chagrin, en tout cas, fut de courte durée : Marie était là. Et puis le roi venait de le nommer maréchal de France. Ce sont de ces choses qui font plaisir. Mais il fut plus content encore lorsqu’en 1611 le nouveau roi Louis XIII le fit duc et pair.

Marie voyait avec un vif plaisir tous ces titres superbes couronner son amant mais soupirait un peu en songeant qu’elle ne pouvait pas les partager. Être duchesse c’était pourtant un joli rêve et elle le serait tout de suite sans doute si le malencontreux Ennemond Matel ne s’obstinait à s’épanouir sous le soleil. Mais comme elle était à la fois bonne catholique et pieuse, Marie s’interdisait sagement des rêves aussi dangereux.

Il se trouva alors que le destin jugea opportun de lui apporter une aide parfaitement inattendue. En 1614, Lesdiguières reçut un envoyé du duc de Savoie qui l’appelait au secours car sa réputation du plus grand soldat de son temps n’était plus à faire. La grande Élisabeth d’Angleterre ne soupirait-elle pas : « Plût à Dieu qu’il y eût en France deux Lesdiguières et que j’en puisse obtenir un du roi ! » ?

Donc un envoyé arrive. Il se nomme le colonel Alard et, à peine arrivé à Grenoble, il s’enquiert de ce qui pourrait faire vraiment plaisir à celui qu’il vient solliciter. L’affaire, en effet, n’est pas simple : le duc de Savoie a des démêlés avec le roi d’Espagne et le jeune roi Louis XIII vient d’épouser l’infante Anne. Si puissant que soit Lesdiguières, il lui sera peut-être difficile d’intervenir dans un réseau diplomatique aussi délicat. Et tout à coup, Alard trouve le cadeau idoine : la belle Marie a un époux, cet époux est encombrant, supprimons l’époux ! Et un beau soir, alors qu’il revient de ses vignes, Ennemond Matel est tué d’un coup d’épée discret.

Discret mais tout de même bruyant. On arrête Alard et il va falloir à Lesdiguières des trésors de diplomatie et de ruse pour le tirer de sa prison et le renvoyer à son maître tout entier. Il y réussit et c’est avec un grand soulagement qu’il voit partir Alard. C’eût été pour lui un gros chagrin d’envoyer à l’échafaud un homme qui s’était si bien dévoué à son bonheur.

Pour combler la distance qui sépare un duc et pair d’une modeste Marie Vignon, il commence par obtenir pour elle le titre de marquise de Treffort. Puis, le 16 juillet 1617, au Touvet, dans la chapelle du château de Marcieu, Guillaume d’Hughes, évêque d’Embrun, marie François de Lesdiguières et Marie Vignon. Le mariage n’est guère valable du point de vue protestant mais l’essentiel est qu’il soit célébré.

Voilà Marie duchesse et dame de Vizille où elle fait une entrée superbe. Les travaux du château, confiés d’abord à Pierre La Cuisse puis, en 1617, à Guillaume Le Moyne, tirent vers leur fin. En 1620, il ne manque plus que le grand portail mais, dès l’année précédente, le couple ducal y a donné des fêtes brillantes en l’honneur de la princesse Christine de France qui s’en allait en Piémont épouser le prince Victor-Amédée. Et la duchesse Marie y tient presque toute l’année une cour pleine d’éclat et d’élégance.

En 1622, consécration suprême, elle reçoit le roi Louis XIII qui s’en revient de Provence. C’est alors qu’elle entend évoquer un projet mirifique : il s’agirait de faire de Lesdiguières un connétable de France. Malheureusement, il est toujours protestant et cela crée une impossibilité. Alors Marie prend contact avec François de Sales, l’auguste évêque de Genève, et, à eux deux, ils vont amener enfin Lesdiguières à abjurer ou plutôt à revenir à la religion de son enfance qu’il avait abandonnée pour entrer dans l’armée protestante. Le 26 juillet 1622, la cérémonie a lieu. Aussitôt après, Lesdiguières reçoit les lettres patentes qui lui confèrent la prestigieuse dignité militaire.

Quatre ans plus tard, le 28 septembre 1626, le connétable trouve la mort à Valence par la faute d’une mauvaise fièvre. Il a quatre-vingt-trois ans. Marie, souffrante, doit quitter Vizille et goûtera même de la prison par la faute de son gendre mais un ordre du roi lui rend la liberté et c’est à Grenoble qu’elle meurt en 1657.

Le château qui, avant sa reconstruction, avait reçu Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier, recevra en 1788 l’assemblée des trois ordres des États de Dauphiné, ce dont, à la Restauration, le duc d’Angoulême lui tiendra rigueur.

Après divers propriétaires, l’État français en fait l’achat comme résidence d’été pour les présidents de la République. Le président Coty puis le général de Gaulle y séjournèrent mais, en 1971, le président Pompidou et l’État français en faisaient don au département de l’Isère.


Horaires d’ouverture

Du 1er avril au 31 octobre 10 h-12 h 30 et 13 h 30-18 h Du 2 novembre au 31 mars 10 h-12 h 30 et 13 h 30-17 h

Fermé le mardi, le 1er janvier, le 1er mai, les 1er et 11 novembre et le 25 décembre.

Le château abrite le musée de la Révolution française et le parc est classé monument historique.

http://www.domaine-vizille.fr

Загрузка...