Châteaugay L’homme qui vendit sa main au diable

Toi l’Effroyable, l’Invisible, le Tout-Puissant, le Dieu des Dieux, le Corrupteur et le Dévastateur.

Toi qui es surnommé celui qui brise tout et n’est jamais vaincu.

Rituel magique égyptien. Invocation à Seth

Quiconque se rend de Moulins à Clermont-Ferrand l’aperçoit sur sa droite aux approches de la grande ville. Châteaugay le mal nommé domine de son puissant donjon carré construit au XIVe siècle le coteau planté de vignes où il s’ancre et la grande plaine de Limagne. Par les jours ensoleillés il prend la teinte adoucie d’un géant débonnaire mais les jours gris de l’hiver et les noirs nuages de l’orage lui restituent la couleur qui lui convient, celle qu’il devait avoir certaine nuit des débuts du XVe siècle – 1423 ou 1424 –, la date est mal définie car lorsque l’on invite le diable sous son toit on ne s’en vante guère.

La scène, on peut l’imaginer par ce qu’en ont laissé les anciennes chroniques et surtout le récit du jugement de février 1427.

C’est un peu avant minuit, dans la plus haute salle du donjon. Il y a là deux hommes : l’un est un vieil astrologue en robe noire, l’autre le tout-puissant maître et seigneur du château jadis construit par son grand-père, Pierre de Giac, qui fut en 1383 chancelier du roi Charles VI. Lui aussi s’appelle Pierre mais il est d’une autre trempe. À quarante ans passés, il représente le type accompli du forban féodal sans cœur et sans scrupules. Néanmoins, il est beau, d’une beauté sombre d’ange déchu qui rencontre peu de cruelles. Avec cela souple et fourbe comme un serpent, d’une cruauté raffinée mais d’une folle bravoure. Enfin, rapace autant que fastueux, Pierre de Giac est passé maître dans l’art difficile de nager en « eaux troubles », autrement dit parmi l’entourage étrange et corrompu qui gravite autour du jeune roi Charles VII et sur lequel n’est pas encore passé l’éclair de flamme qui s’appelle Jeanne d’Arc.

Dans le royaume déchiré, à demi occupé par l’Anglais, Giac a tracé son chemin tortueux de la cour de Bourgogne où il fut un conseiller écouté jusqu’au lit d’Isabeau de Bavière dont il fut, un temps, l’amant tandis que sa femme devenait la maîtresse du duc de Bourgogne Jean sans Peur. À eux deux, ils ont conduit le duc à l’attentat de Montereau où il devait tomber sous la hache des assassins.

Pour ce mauvais service, Charles VII ne cesse de payer. Giac est son favori, son conseiller, mais le sombre Pierre veut davantage encore : d’abord gouverner en maître le royaume, ensuite devenir l’époux de la plus jolie femme de la cour, Catherine de l’Isle-Bouchard, veuve d’Hugues de Châlon et comtesse de Tonnerre. C’est ce double désir qui l’a mené, comme par la main, dans la chambre haute de son donjon pour y rencontrer Satan, puisque apparemment Dieu reste sourd à ses prières d’orgueil.

Quand il en redescend, au chant du coq, il titube comme un homme ivre et, surtout, il frotte continuellement sa main droite comme s’il cherchait à en effacer une souillure tenace. Cette main droite qu’il vient de vouer au diable – sur la demande de celui-ci, paraît-il – en échange de la protection demandée…

Et, tout de suite, cette main va entrer en action. Entre la belle comtesse de Tonnerre et Giac, un empêchement majeur : sa femme qui non seulement n’est pas d’un âge canonique mais est enceinte de plusieurs mois. Pour s’en débarrasser il dresse un plan criminel et se hâte de le mettre en pratique : sur un dressoir où sont placées des coupes, il en emplit deux de vin, un vin curieusement épais et noir. Après le souper, il en tend une à Jeanne en l’invitant à boire au succès de ses projets. Quels projets ? Eh bien, disons que ce sera… une surprise pour elle.

Pour l’encourager il porte sa propre coupe à ses lèvres mais se garde bien de boire. Jeanne de Giac boit, elle, mais elle est trop fine pour ne pas s’apercevoir que Pierre n’a pas touché à son vin. Et elle n’achève pas sa coupe, bien qu’il l’en prie, bien que, se faisant peu à peu menaçant, il l’exige. Et comme elle demande pourquoi, comprenant qu’il veut sa mort, il lui répond cyniquement qu’elle le gêne, qu’il en aime une autre. Une autre qui est jeune, belle et riche…

Après une pareille déclaration, on comprend que Jeanne refuse de boire le reste et même le renverse. Alors, décidé à tout pour obtenir cette mort, Pierre maîtrise sa femme, l’entrave avec une corde préparée à cet effet puis, la jetant sur son dos, en dépit du poids qu’elle représente, il se rend à l’écurie, selle son cheval, couche la malheureuse dessus et monte à son tour. Puis il pique des deux et, par une poterne qu’il a laissée ouverte, il s’élance dans la campagne. Jeanne, en qui le poison commence à faire son effet, hurle, torturée par le dur galop. Elle supplie son bourreau de la détacher, de penser à l’enfant qu’elle porte. Mais il ne fait que rire : des enfants il en a déjà et, s’il en veut encore, la belle Catherine saura bien les lui donner. D’ailleurs celui-là ne peut être qu’un bâtard ramassé Dieu sait où…

Et le galop infernal se poursuit à travers vignes, forêts et champs, frappant de terreur le paysan au fond de sa chaumière. Ceux qui voient passer ce cavalier noir qui, sur un cheval fou, emporte une blanche forme hurlante croient apercevoir le chasseur maudit menant jusqu’au fond de la nuit sa chasse éternelle et courent se cacher les yeux, se boucher les oreilles par crainte de la malédiction.

Pierre de Giac emporte ainsi sa victime jusqu’à ce que, sentant trembler son cheval épuisé entre ses jambes, il s’arrête. Jeanne d’ailleurs est morte. Sur la croupe de l’animal il n’y a plus qu’un cadavre souillé de sang dont le visage convulsé reflète une affreuse agonie. Il ne lui reste qu’à l’enterrer sur place grâce à la bêche qu’il a pris la précaution d’emporter et qu’il jettera ensuite à la rivière. Puis, près de cette tombe fraîche sur laquelle il a même replanté un arbuste, il se couche et s’endort. Au matin, il rentre à Châteaugay avec une histoire toute prête : sa femme, dans un de ces caprices de femmes enceintes, a voulu se rendre dans la nuit même à un couvent de Clermont pour y attendre sa délivrance. Plus tard, on dira qu’elle est morte en couches et, comme Pierre de Giac s’entend à se faire craindre, nul n’aura l’idée de chercher à connaître la vérité.

Quelques jours encore et il repart, heureux, délivré, pour la cour de Charles VII où l’attend la dame de ses pensées. Où l’attend non seulement l’amour mais la réalisation de tous ces vœux qu’il a fait entendre dans la nuit de Châteaugay.

Deux mois plus tard, Pierre de Giac épouse Catherine de L’Isle-Bouchard. Le roi en personne assiste à la cérémonie, signe le contrat et embrasse la mariée. Dans les mois qui suivent, Pierre connaît vraiment le bonheur dans le crime et en jouit sans scrupules. De jour en jour, l’influence désastreuse qu’il a prise sur le faible souverain grandit. Favori incontesté, il règne en despote sur la petite cour de Bourges, muette de terreur. Le 3 août 1426, il est Premier chambellan et il domine en maître absolu, courbant toutes les têtes sous sa morgue insolente. Hormis une : celle de son ennemi juré, Georges de La Trémoille, qui ne vaut d’ailleurs pas plus cher que lui et qui, lui aussi, aime la belle Catherine.

La Trémoille cherche aide et protection. Il en trouve sans peine car, auprès du roi, une haute et grande dame est là, qui veille de son mieux sur le malheureux royaume et lutte de toutes ses forces contre la série des favoris. Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou, comtesse de Provence et reine des Quatre Royaumes, est aussi la belle-mère de Charles VII. C’est elle qui l’a recueilli, élevé quand sa mère, l’odieuse Isabeau, le proclamait bâtard…

Yolande veut la perte de Giac et le retour du connétable de Richemont, la meilleure épée de France qu’un caprice du roi a écarté. À eux trois, ils vont comploter. La reine obtient, au début de février 1427, que la cour se rende à Issoudun, tout près des terres du connétable. Dans la nuit du 7, Richemont, grâce à des intelligences intérieures, parvient à entrer dans le donjon et va, à deux pas de la chambre du roi, sortir Giac de son lit et l’enlever des bras de sa femme. Puis, comme il a fait naguère de Jeanne, on le jette ligoté sur un cheval pour le conduire à Dun-sur-Auron, chez le connétable. Là, des juges et des bourreaux l’attendent. Sous la torture, le misérable avoue tous ses crimes, sauf un : la mort de Jeanne. Mais quand la sentence de mort tombe sur lui, Giac s’effondre et supplie qu’avant de le tuer on lui accorde la grâce de lui trancher le poing droit, celui qui appartient au diable dont, à présent, il a une peur bleue.

Et cette fois, il dit tout. Un moment plus tard, le bourreau lui tranche la main puis, cousu dans un sac de cuir, Pierre de Giac est jeté à l’Auron. Sur le sac, un écriteau : « Laissez passer la justice du roi. » Charles VII, en effet, ne tentera rien pour venger la mort d’un favori dont il était peut-être las.

Après sa mort, Louis de Giac, l’un des fils de Jeanne de Naillac, reprit Châteaugay. Il n’eut pas d’enfants et ce fut sa sœur Louise qui fit entrer le château dans la famille de La Queilhe, titrée par la suite du marquisat de Châteaugay et qui devait s’illustrer jusqu’à la Révolution. Le château subit, naturellement, quelques transformations mais, presque en ruine à présent, il appartient à plusieurs propriétaires qui exploitent les vignes d’alentour.


La découverte du site est libre à l’extérieur et dans la cour.

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