Les Nouettes La maison des petites filles modèles

Je suis jusqu’au cou dansles Mémoires d’un âne. Je crois souvent lire ma propre histoire.

Louis VEUILLOT

Il est étrange de constater comme l’empreinte d’un écrivain – et particulièrement d’une femme – suffit à faire disparaître de la mémoire des hommes toutes les autres personnes qui ont habité sa demeure. C’est le cas du château des Rochers avec la marquise de Sévigné, le cas de Nohant avec George Sand, le cas enfin du château des Nouettes avec la comtesse de Ségur.

Il n’était pourtant pas sans mérite le brave général Lefebvre-Desnouettes qui imprima son nom au château qu’il fit construire. Écuyer de l’empereur Napoléon Ier dont il fut aide de camp au temps de Bonaparte, comte et brillant soldat, il fit une belle carrière militaire en dépit du fait qu’on l’avait donné, comme aide de camp, à l’aimable mais incapable Jérôme Bonaparte quand celui-ci devint roi de Westphalie. Prisonnier en Angleterre, Lefebvre réussit à s’évader. Toute sa vie, sa fidélité à l’Empereur fut totale et lui valut la proscription après Waterloo. Il décida alors de s’exiler de lui-même en Amérique et s’embarqua non sans regretter sa chère Normandie et son joli château qu’il ne devait jamais revoir. En effet, monté, en 1822, à bord de l’Albion qui le ramenait en France la joie au cœur, il trouva la mort sur les côtes d’Irlande dans le naufrage du bateau.

Mais, depuis deux ans déjà, le petit château ne lui appartenait plus. Il était devenu la propriété de la jeune comtesse Eugène de Ségur. Un nom bien de chez nous recouvrant une petite personne dont le nom de jeune fille eût sans doute glacé le sang – à moins qu’il ne l’ait fait bouillir – du brave Lefebvre-Desnouettes : elle s’appelait Sophie Rostopchine et elle était la fille de l’homme qui avait incendié Moscou devant la Grande Armée.

Gouverneur général de la ville, le général-comte Théodore Rostopchine parlait parfaitement le français, aimait bien la France mais abhorrait l’empereur des Français. Aussi, après la terrible bataille de Borodino qui ouvrit le chemin de sa cité sainte, le général-gouverneur jugea que seul un holocauste exemplaire pouvait purifier sa patrie. Il brûla non seulement Moscou mais aussi son propre palais après avoir envoyé sa famille s’installer à la campagne dans son domaine de Woronovo.

La guerre finie, le général s’aperçoit qu’il a des rhumatismes et entreprend de les soigner dans diverses villes d’eaux européennes. Il en profite pour revenir à Paris dont il a gardé un souvenir enchanté du temps où les cosaques campaient sur les Champs-Élysées et où son tsar occupait l’Élysée.

Ce nouveau séjour dans une capitale qu’il appelle, avec un rien de gourmandise, « la Maîtresse de l’Europe » ne le déçoit pas. Il s’y trouve même si bien qu’il s’installe dans un bel hôtel de l’avenue Gabriel et fait venir femme et enfants.

La femme, née Catherine Pratassov, est belle, hautaine et fort noble mais elle élève ses enfants comme s’il s’agissait de repris de justice. Elle pense que c’est une bonne chose pour leur assouplir le caractère et ne ménage – entre deux prises de tabac car elle prise comme un vieux troupier – ni punitions ni brimades. En revanche, les manières de la petite bande sont irréprochables et aussi sa culture à laquelle le père, fin lettré, tient la main.

À dix-huit ans, Sophie est une jolie fille brune avec un petit visage en forme de cœur et de beaux yeux verts légèrement étirés vers les tempes. Elle et sa sœur aînée Nathalie rencontrent un vif succès dans les salons du Paris de la Restauration. Et c’est chez Mme Swetchine, une amie de sa mère, que Sophie voit s’incliner devant elle un grand et beau garçon fort séduisant, fort aimable… et pas très riche, Eugène de Ségur.

Mais la fortune n’a vraiment aucune importance pour le fastueux Rostopchine et, les deux jeunes gens s’étant épris l’un de l’autre, on les marie tout simplement au mois de juin 1819.

Les premiers temps du mariage sont délicieux. Pourtant, la vie de Paris ne convient guère à Sophie qui regrette toujours son cher Woronovo. Elle désire ardemment une maison de campagne et brûle d’envie de posséder certain petit château normand qu’elle a un jour aperçu en rendant visite à une amie.

Le miracle s’accomplit : le 1er janvier 1820, Théodore Rostopchine qui aime beaucoup sa petite fille lui met entre les mains, en entrant chez elle, une enveloppe contenant 100 000 francs : « Voilà tes étrennes, Sophalette ! » lui dit-il.

C’est tout juste le prix du château des Nouettes et la jeune femme qui va bientôt mettre au monde son premier fils, Gaston, ne cache pas sa joie. Elle adore déjà cette grande maison claire dont les seize portes-fenêtres ouvrent si largement sur la verdure de la campagne normande. Au cours de ses huit grossesses, elle va y faire des séjours de plus en plus longs car, aimable et généreuse, elle entretient les meilleurs rapports avec ses nombreux voisins comme avec les gens du village et les indigents qui chantent sa gloire.

À partir de 1835, la comtesse ne sort plus des Nouettes pendant une longue période de treize années : la naissance de sa dernière fille, Olga, a beaucoup ébranlé sa santé. Elle a de violentes migraines qui l’obligent à rester étendue sur une chaise longue.

« Ces jours-là, raconte Olga de Ségur, les Nouettes devenaient une succursale de la Trappe pour le silence, notre bien-aimée malade ne pouvant supporter aucun bruit. »

Mais, de migraines en réceptions, les enfants grandissent. L’aîné, Gaston, entre dans les ordres et part pour Rome où, à l’ambassade du Vatican, il se lie d’amitié avec le baron Paul de Malaret que, naturellement, il ramènera aux Nouettes. Et, en 1848, Paul épouse Nathalie de Ségur, future dame d’honneur de l’impératrice Eugénie – elle figure sur le célèbre tableau de Winterhalter – et future mère des petites filles modèles, Camille et Madeleine de Malaret.

À cinquante-sept ans, Mme de Ségur, sept fois grand-mère, se déclare infiniment heureuse. Elle adore ses petits-enfants : trois Malaret, un Pitray, une Fresneau et deux Ségur. Et elle en est adorée car elle sait leur raconter de merveilleuses histoires quand ils viennent se rassembler autour de sa chaise longue. Mais si le cœur de Bonne-Maman est vaste, il ne peut se défendre d’une toute petite préférence pour Camille et Madeleine.

Or, en 1855, c’est la catastrophe : le baron de Malaret est nommé secrétaire à l’ambassade de Londres. Il doit partir et emmener sa famille. Autant dire au bout du monde ! Pour leur part, les petites sont si désolées que leur grand-mère leur fait une promesse : elle leur racontera ses histoires par écrit.

C’est ainsi que, peu à peu, s’accumulent les récits qui deviendront un jour Les Nouveaux Contes de fées et que les petites Malaret rapporteront aux Nouettes dans leurs bagages. Or, à cette époque, le château reçoit l’écrivain Louis Veuillot qu’une chaude amitié lie à la comtesse.

Il dirige alors le journal L’Univers et a entendu parler, par Mme de Malaret, du manuscrit que composent à présent les histoires reçues par ses filles. Il demande à le lire :

« Comment, dit la comtesse, vous tenez à connaître mes compositions nigaudes ? »

Bien sûr qu’il y tient. Après avoir passé une nuit entière à sa lecture, il repart le lendemain pour Paris avec le manuscrit sous le bras. Cela représente une petite victoire car il lui a fallu vaincre les réticences de son amie qui ne se voit guère en femme de lettres. Pour cela, Veuillot lui a fait entendre qu’il serait criminel de priver des centaines de petits enfants de ses charmantes histoires. Et, en février 1857, Les Nouveaux Contes de fées paraissent avec un tel succès que les éditions Hachette proposent aussitôt à l’auteur un contrat pour toute sa production.

Il n’est plus possible de reculer et la comtesse de Ségur s’y met pour de bon. Coup sur coup paraissent Les Malheurs de Sophie, passablement autobiographiques, Les Petites Filles modèles, Les Vacances, Le Général Dourakine, Les Mémoires d’un âne à propos desquels Louis Veuillot écrit à son amie : « Je suis jusqu’au cou dans Les Mémoires d’un âne. Je crois souvent lire ma propre histoire. J’y trouve bien des choses que j’ai pensées et un certain mépris pour l’espèce humaine qui me revient fort en ce moment. »

La comtesse est, en effet, devenue un véritable écrivain. Chacun de ses petits romans constitue une sorte d’étude sur une société et un monde rural qu’elle connaît bien et qu’elle aime mais, sous sa plume, certains portraits n’en sont pas moins impitoyables.

Pour surveiller les éditions de ses livres, elle reprend l’habitude de passer les hivers à Paris, dans son hôtel de la rue de Varenne. Mais, après la mort, en 1853, d’un époux un peu volage sans doute mais toujours tendrement aimé, elle délaisse l’hôtel pour un appartement plus petit, situé au 91 rue de Grenelle et qu’elle appelle en riant sa garçonnière.

En douze ans, la comtesse de Ségur écrit vingt-quatre livres mais elle travaille trop : en 1869, elle souffre d’une congestion cérébrale qui la mène aux portes du tombeau. Cependant, elle sait toujours se battre contre la maladie et résiste encore cinq longues années. C’est seulement le 9 février 1874 qu’elle meurt à Paris après deux mois d’une cruelle agonie, veillée par son fils, Mgr de Ségur, devenu aveugle mais approchant d’autant plus la sainteté.

C’est auprès de ce fils qu’elle repose, non en Normandie mais en Bretagne, dans le petit cimetière de Pluneret en Morbihan. Sa tombe est une simple dalle de granit qui porte quatre mots : « Dieu et mes enfants. »

Quant au château des Nouettes qui demeura encore de longues années dans la famille, il a cessé d’être une demeure particulière mais n’en reste pas moins fidèle au but profond que lui avait assigné la comtesse de Ségur : le bien-être des enfants. C’est à présent une maison de santé, un préventorium pour les petits, qui n’est pas ouvert à la visite.

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