Ferney Monsieur de Voltaire et sa nièce

Le paradis terrestre est où je suis…

VOLTAIRE

Lorsque Voltaire, en 1758, achète le domaine de Ferney, dans ce qui est actuellement le département de l’Ain, il a soixante-deux ans et il est brouillé avec la moitié de l’Europe : avec le roi de France, Louis XV, d’abord, qui le considère comme un agitateur dangereux et une sorte de suppôt de Satan, avec le roi de Prusse ensuite. Le Grand Frédéric, avec lequel il a cohabité plus de deux ans et qui lui montrait une sorte de dévotion, ne lui pardonne pas d’avoir plus de talent littéraire que lui et de le lui avoir fait sentir sans prendre de gants. Enfin, il est brouillé avec ces « messieurs de Genève » près desquels il s’est installé dans une charmante propriété fort justement nommée « les Délices » et qui n’ont pas compris tout l’honneur qu’il y avait, pour des calvinistes bon teint, à se faire maltraiter aussi vigoureusement que de vulgaires catholiques par un écrivain de génie pour qui toute forme de fanatisme représente l’horreur suprême.

Las de tant de disputes et aspirant à vivre enfin en paix, Voltaire achète donc Ferney, qui est un endroit charmant, et se hâte d’en écrire à son « ancien ami » Thériot : « La terre de Ferney est aussi bonne qu’elle a été négligée ; j’y bâtis un assez beau château (entendez par là qu’il l’agrandit !) ; j’ai chez moi la terre et le bois, le marbre me vient par le lac de Genève. Je me suis fait dans le plus joli pays de la terre trois domaines qui se touchent. J’ai arrondi tout d’un coup la terre de Ferney par des acquisitions utiles. Le tout monte à la valeur de dix mille livres de rente et m’en épargne plus de vingt puisque ces trois terres défrayent presque une maison où j’ai plus de trente personnes et douze chevaux à nourrir… Je vivrais très bien, comme vous, mon ancien ami, avec cent écus par mois, mais Mme Denis, l’héroïne de l’amitié, mérite des palais, des cuisiniers, des équipages, grande chère et beau feu… »

Mme Denis ! Voilà le grand mot lâché car c’est Mme Denis qui, durant des années, va régner sur le joli paradis qu’aura su créer son oncle. Elle est en effet sa nièce mais une nièce que l’on pourrait qualifier d’« à tout faire » puisqu’elle est en même temps sa ménagère et sa maîtresse. Et le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne lui fait pas honneur, tant s’en faut.

Quand meurt, en 1749, la marquise du Châtelet, le grand amour, l’irremplaçable égérie de Voltaire1, Marie-Louise Denis, qui est la fille de Catherine, la sœur du grand homme, a trente-sept ans. C’est une appétissante personne, trop dodue sans doute mais tellement fraîche et tellement avenante qu’il ne viendrait à l’idée de personne de lui reprocher quelques kilos superflus. Le malheur est que cette apparence cache une âme de mégère et le cœur le plus sec et le plus intéressé qui soit. Elle est veuve depuis cinq ans et seule la présence de Mme du Châtelet, qu’elle déteste d’ailleurs, l’a empêchée de se consacrer à un oncle pour lequel, en dépit de quelques amants, elle nourrit un penchant déjà ancien. Un oncle trop brillant pour ne pas attirer les cœurs féminins.

C’est dans le confortable giron de sa nièce que Voltaire va pleurer la « docte Émilie ». Il est alors très malheureux et la rusée commère s’entend comme personne à bercer un cœur meurtri, à prodiguer ces mille petits soins qui attachent un homme. Et quand il part pour Potsdam, Voltaire a déjà beaucoup de peine à quitter sa chère nièce : « J’ai très mal fait de vous quitter. Mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez… »

Elle lui manque même tellement qu’il la supplie de venir le rejoindre en Allemagne : « Voilà le fait, ma chère enfant : le roi de Prusse me fait son chambellan, me donne un de ses ordres, vingt mille francs de pension et à vous quatre mille assurés pour toute notre vie si vous voulez tenir ma maison à Berlin comme vous la tenez à Paris. »

Mme Denis ne va hésiter que très peu. Bien sûr, il y a l’argent, mais à Paris elle ne manque de rien et peut même s’offrir quelques aventures galantes : l’une avec un musicien allemand, une autre avec un marquis génois et la troisième avec un Espagnol, le marquis de Ximenès, « grand et maigre échassier d’humeur chagrine ». Elle refuse donc et c’est seulement quand les bonnes relations entre Voltaire et Frédéric II vont tourner à l’aigre qu’elle se décidera à partir pour l’Allemagne. Encore est-ce parce que le cher oncle l’a priée de venir à sa rencontre à Francfort, à l’hôtel du Lion d’or.

Quand elle y arrive, elle retrouve Voltaire pratiquement gardé à vue par les sbires du roi de Prusse qui prétend se faire restituer certain ouvrage de « poehsie » dont il est l’auteur. Cela va donner une situation burlesque et fatigante qui durera quelques semaines mais mettra les relations de l’oncle et de la nièce sur un plan tout à fait nouveau : tous deux s’ennuient tellement qu’ils se retrouvent dans le même lit. À leur commune satisfaction, il faut bien le dire et, quand on rentre enfin en France, Mme Denis est devenue la maîtresse de Voltaire… et le restera.

Le retour au pays se borne à un retour à Colmar où Voltaire va rester une année en attendant de se trouver un port d’attache car plus personne, parmi les monarques européens, ne veut de lui. Ce sera finalement la Suisse, puis Ferney où l’imposante Mme Denis va jouer les châtelaines, recevant à ses côtés les plus hautes personnalités européennes, car si les souverains ne veulent plus recevoir le pauvre grand homme, nombre de leurs sujets font de lui le plus grand cas.

À Ferney, Voltaire fondera d’abord un haras, puis une fabrique de montres, qui connaîtra le plus grand succès : on en vend partout, même à Tunis, même à Alger. Mais aussi, l’écrivain travaillera à son œuvre. C’est de Ferney qu’en partira le plus généreux, notamment la défense du malheureux Jean Calas, injustement condamné à mort à Toulouse.

C’est à Ferney encore qu’il accueillera une jeune fille de Versonnes, un village voisin, Mlle Rouff de Varicourt, si charmante qu’après l’avoir rebaptisée « Belle et Bonne » il en fera sa fille adoptive, à la grande fureur de Mme Denis avec laquelle interviendra une brouille de deux ans. Mais la grosse dame réussit à se faire pardonner, tant elle tient à garder l’œil sur un héritage qui est devenu des plus intéressants.

Pour le malheur de « Belle et Bonne » et pour le sien propre, Voltaire la marie à un certain marquis de Villette, propriétaire d’un grand domaine près de Beauvais. Un homme sans plus de cœur et de vraie générosité que Mme Denis avec laquelle il finit par s’acoquiner. Ce qui permettra à la tendre nièce, devenue « grosse comme un muid », de se faire désigner comme héritière, après promesse de reverser plus tard ledit héritage au ménage Villette.

Dès lors Voltaire devient un gêneur… d’autant plus gênant qu’en dépit d’une santé toujours plus délabrée il s’obstine à vivre, atteignant le bel âge de quatre-vingt-trois ans.

Avec beaucoup d’adresse, on finit par le convaincre de rentrer à Paris où d’ailleurs tout un peuple le réclame et où il a reçu l’assurance qu’il pourra vivre désormais sans être inquiété. Le 4 février 1778, il quitte Ferney qu’il ne reverra pas et s’installe chez Villette, à l’angle du quai Malaquais et de la rue de Beaune. Il va y rencontrer un triomphe sans précédent : tout Paris, la ville et la cour s’écrasent devant sa porte ; on couronne son buste à la Comédie-Française et Benjamin Franklin lui amène son petit-fils à bénir.

Les imprésarios de cette pièce à grand spectacle, Mme Denis et Villette, en jouissent intensément. On oblige ce vieillard exténué à travailler, à faire des mots, à écrire et, pour qu’il suffise à la besogne, on lui fait absorber chaque jour jusqu’à dix-huit tasses de café. On lui fait aussi ingurgiter des drogues miracles, malgré les fureurs de Tronchin, son médecin, drogues qui l’amènent bientôt aux portes du tombeau.

Alors, quand on ne peut plus le produire à cette foule qui s’écrase toujours et que ses bourreaux reçoivent avec une mine radieuse, on l’enferme dans une petite chambre, presque sans soins. On n’a pas le temps ! Et c’est seul, abandonné même des serviteurs, qu’il mourra, le 30 mai…

La grosse Denis, aux appétits toujours insatisfaits, se remaria à soixante-huit ans avec un jouvenceau de soixante ans et ce ne fut, dans Paris, qu’un éclat de rire. Tous ceux qui n’avaient continué à la voir qu’en souvenir de Voltaire lui tournèrent le dos. Elle fut couverte de ridicule, bafouée, huée quand elle sortait, goûtant ainsi l’amer revers de la brillante médaille qu’elle avait cru se modeler.

Et ce fut seule et abandonnée, elle aussi, qu’elle mourut enfin, exactement comme elle avait laissé mourir l’homme à qui elle devait tout.

Quant au château, l’indigne Mme Denis s’était hâtée de le vendre à Villette qui, de son côté, le revendit à la famille de Budé, laquelle le conserva jusqu’en 1843. Mais Ferney avait beaucoup souffert de la Révolution et du manque d’entretien. À cette date, M. Claude-Marius David le racheta aux Budé puis petit à petit leur racheta aussi le mobilier, les tableaux et les objets qui avaient composé l’univers de Voltaire. Depuis 1999, Ferney est la propriété de l’État.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er avril au 31 octobre

10 h-13 h et 14 h-18 h

(fermé le lundi) Du 1er juillet au 31 août 10 h-18 h

Pour la visite du château, le nombre de visiteurs est limité. La réservation est très fortement conseillée (04 50 40 53 21).

http://voltaire.monuments-nationaux.fr/


1- Voir Cirey (tome 2).

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