Entrecasteaux Le président assassin

Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.

Thomas CORNEILLE

Austère et arrogant mais blond comme blés mûrs, dominant de sa masse altière un étonnant jardin de buis dont on dit qu’il fut jadis dessiné par Le Nôtre pour le marquis de Grignan, gendre de Mme de Sévigné qui vécut là une période fastueuse, Entrecasteaux porte sans faiblesse une auréole de gloire et une sombre tache de sang, bien que ce sang n’ait pas coulé entre ses murs.

La gloire lui vient d’un des plus grands marins qui aient jamais servi sous le pavillon de France : Antoine-Raymond-Joseph de Bruny d’Entrecasteaux, qui naquit au château, servit sous son cousin le bailli de Suffren, s’illustra dans nombre de combats, gouverna les Mascareignes puis, devenu vice-amiral, fut envoyé par Louis XVI, le roi-géographe, à la recherche de La Pérouse dont il ne réussit pas à retrouver la trace perdue dans l’île de Vanikoro. Entrecasteaux ne revint pas vivant de cette longue expédition. Il trouva la mort, par le scorbut, au large de l’île de Java, mais son nom demeure attaché au canal qui sépare la Tasmanie de l’île Bruni et ne saurait s’effacer de la mémoire des marins.

La tache de sang incombe à son neveu Jean-Baptiste, président à mortier au parlement de Provence, à cause de qui le château vit son nom banni de France.

Tout commence à Aix-en-Provence, sur le Grand-Cours, au matin du 1er juin 1784. Il est encore tôt quand un cri terrible se fait entendre dans la maison aux fenêtres ouvertes où habitent le jeune président d’Entrecasteaux, sa femme, née Angélique de Castellane, et leurs deux filles. Et tout de suite le cri attire du monde, mais pas autant qu’il en attirerait d’habitude : la moitié de la ville, en effet, est aux casernes dans la cour desquelles un jeune officier, digne émule des frères Montgolfier, s’évertue à faire léviter un aérostat.

Dans la maison, la confusion est à son comble. On vient de relever, évanouie parmi les débris d’un plateau de petit déjeuner, la camériste de la marquise, Marie Bal. C’est elle qui a crié, et pour cause : dans son lit aux draps trempés de sang, Mme d’Entrecasteaux gît, la gorge tailladée.

Naturellement, on prévient son époux qui est à sa toilette et celui-ci manque s’évanouir devant le spectacle. Il faut le ramener dans sa chambre tandis qu’un valet court chercher la police. L’un après l’autre, les volets de la maison se ferment pour chasser le gai soleil hors de cette maison où la mort vient de frapper de si horrible façon.

Le lieutenant criminel de la province, c’est un cousin du marquis, M. Lange de Suffren (dans la noblesse de Provence tout le monde est plus ou moins cousin). C’est sans doute aussi l’homme le plus secret de tout le pays. Froid, taciturne, l’air perpétuellement absent, il cache une finesse et une perspicacité rares sous un aspect un peu endormi qui trompe son monde. Il a examiné la chambre, le lit, le cadavre avec un soin extrême. On l’a vu se baisser, flairer presque le sol, examiner les fenêtres, les rideaux et hausser les épaules quand un valet vient suggérer d’un ton timide que Madame la marquise s’est peut-être bien suicidée. On se suicide rarement en se tranchant la gorge par trois fois !…

L’interrogatoire du mari ne lui apprend pas grand-chose. Celui-ci n’a pas vu sa femme depuis la veille. Elle a passé la soirée chez une cousine qui donnait la comédie ; lui-même soupait, avec le lieutenant criminel, chez le premier président. Au retour, on a échangé quelques mots dans le salon qui sépare les deux chambres, puis chacun est rentré chez soi. Et quand Lange de Suffren qui estime la mort aux environs de trois heures du matin, demande si le marquis n’a rien entendu, celui-ci répond qu’il a dormi comme un enfant. Il y avait pourtant de quoi entendre : la chambre a été bouleversée de fond en comble. Tous les tiroirs sont retournés, toutes les armoires vidées. Pourtant il ne manque ni un bijou ni un louis d’or. Le crime d’un domestique ? Entrecasteaux dit qu’il répond de tous mais il se trouble un peu quand Lange de Suffren lui demande s’il s’entendait parfaitement avec sa femme… en dépit des bruits qui courent sur la cour un peu trop évidente qu’il fait à la belle Sylvie de Saint-Simon.

— Ne peut-on admirer une dame sans être accusé de lui faire la cour ? Les mauvaises langues ne cesseront donc jamais de tourner ? répond le marquis avec aigreur.

Lange de Suffren n’ajoute rien. Il pourrait objecter que l’« admiration » en question défraie la chronique des salons et va peut-être plus loin qu’on ne veut bien l’admettre, et qu’il fallait à Mme d’Entrecasteaux un véritable aveuglement pour ne pas s’en apercevoir, mais il préfère ne pas insister. De même, il n’intervient pas quand le veuf lui avoue qu’il ne peut plus supporter l’atmosphère de sa maison et qu’il va se rendre chez sa tante Mme de Blondel en attendant la suite de l’enquête. Il se contente de dire qu’il ira le voir chez cette dame.

Or, Mme de Blondel n’est pas à Aix. Elle s’est rendue, comme cela lui arrive fréquemment, au château familial dont elle aime à s’occuper en l’absence du grand marin de la famille. Le futur amiral est alors gouverneur des Mascareignes. Rejoindre Mme de Blondel représente une promenade de vingt bonnes lieues mais l’époux d’Angélique pense que la campagne lui fera du bien et, après avoir envoyé prévenir chez lui qu’il rejoignait sa tante, il se hâte de prendre le chemin d’Entrecasteaux.

L’annonce du départ du « président » ne cause aucun plaisir à Lange de Suffren mais il ne souffle toujours mot. Il est occupé à interroger les domestiques. Ils sont cinq. Il y a là Marie Bal, la camériste, une forte femme dans la cinquantaine, Auguste Raynaud, le valet de chambre du marquis, un laquais nommé Benouin, le cuisinier Viguier et Bocquillon le portier. Mais il est difficile d’en tirer quelque chose. Personne n’a rien vu, rien entendu. Il y avait cette nuit-là une petite fête aux cuisines et, avec d’autres laquais des maisons voisines, on a bu et joué aux cartes jusqu’à une heure avancée. Personne n’a rien à dire… sauf peut-être Auguste Raynaud qui, après avoir hésité, s’attarde après les autres : il y a quelque chose qui le tourmente. Ce n’est pas beaucoup sans doute mais il aimerait mieux s’en délivrer car le lieutenant criminel a une manière de poser des questions qui donne la chair de poule. Surtout quand il ajoute que si on lui cache la moindre chose on risque de se retrouver le crâne rasé en train de ramer sur une bonne galère.

Encouragé, Raynaud s’explique. Ce matin, en mettant de l’ordre dans le cabinet de toilette du marquis, il n’a pu retrouver ni l’un de ses deux rasoirs ni la chemise qu’il portait la veille. Et cela le tourmente car il est un garçon ordonné et il ne voudrait pas qu’on l’accuse d’avoir pris quoi que ce soit…

Lange de Suffren le rassure puis le renvoie. C’est alors qu’Auguste tombe sur Marie Bal qui le guettait. Pourquoi est-il resté après les autres ? Qu’avait-il à dire ?

À l’office on craint un peu Marie qui sert la marquise depuis l’enfance. Elle aussi c’est une force de la nature et, entre ses mains, le naïf, le craintif Raynaud ne pèse pas lourd : il répète ce qu’il vient de dire, en ajoutant bien que cela n’a certainement pas d’importance, qu’il doit y avoir là une coïncidence… Mais Marie Bal ne croit pas aux coïncidences. Le lendemain, quand M. Lange de Suffren revient, elle demande à être entendue. Ce que Raynaud lui a appris l’a décidée et elle a, elle, beaucoup à raconter.

Rapidement, elle retrace ce qu’ont été les premières années de mariage des Entrecasteaux : un ciel sans nuages. Le marquis était si épris de sa femme qu’il lui avait confié entièrement le soin des finances communes. Elle avait, en effet, cette énergie et cette tête claire qui faisaient un peu défaut au trop jeune et trop joli président.

Et puis, les choses se sont gâtées avec l’entrée en scène de Mme de Saint-Simon, une jeune veuve joyeuse aux dents longues. Le ménage, peu à peu, est devenu un enfer, surtout quand le marquis a voulu reprendre à sa femme la procuration qu’il lui avait donnée. Angélique estimait qu’elle avait suffisamment pleuré pour ne pas laisser, en outre, son époux les réduire à la misère, ses filles et elle, pour les beaux yeux d’une coquette avide. Les scènes succèdent aux scènes… et aussi les accidents bizarres.

Ainsi, lors de sa dernière grossesse, Mme d’Entrecasteaux a-t-elle failli se tuer en glissant, dans l’escalier, sur des noyaux de cerises qu’on y avait jetés. Ainsi, un soir, a-t-elle rejeté avec dégoût certaine limonade préparée par son époux en disant qu’elle était trop amère. Mais elle refusait toujours, courageusement, de rendre la procuration qu’on ne cessait de lui réclamer.

— L’a-t-on retrouvée ? demande Lange de Suffren.

— Bien sûr. Elle était dans un coffret que la pauvre âme cachait à la tête de son lit. Mais une fois morte, elle ne servait plus à rien.

— Seriez-vous prête à jurer que vous ne m’avez dit que la vérité ? À jurer sur les Évangiles ?

— Que je brûle toute l’éternité en enfer si j’ai dit un seul mot qui ne soit vrai…

Le silence qui s’établit alors entre le lieutenant criminel et la vieille servante pèse le poids exact de la hache du bourreau.

Cependant, Auguste Raynaud n’a pas retrouvé sa tranquillité d’esprit. Il se demande toujours s’il a bien fait de parler. Et, dans l’espoir d’être éclairci sur ce point, il décide d’aller tout raconter à son maître. Il va chez Mme de Blondel d’abord puis, apprenant qu’elle est à Entrecasteaux, il se résout à faire le voyage. Il arrive le lendemain au moment où l’on va se mettre à table. Il y a là aussi un M. de Châteauneuf qui est un ami de Mme de Blondel.

Quand Raynaud lui fait part de ses soucis, le marquis devient pourpre :

— L’imbécile ! s’écrie-t-il, et il lève la main pour frapper le valet mais Mme de Blondel s’interpose.

Il faut savoir si cet homme a encore quelque chose à dire. Et, en effet, ce n’est pas fini : Raynaud raconte que Marie Bal est restée longtemps enfermée avec M. Lange de Suffren. Et puis il y a encore un détail : une voisine qui s’était mise à sa fenêtre, au matin du crime, pour voir s’envoler le ballon, a été surprise de voir les fenêtres de Monsieur le marquis rougies par le feu intense que l’on faisait dans la cheminée. Celle-ci fumait, ce qui était un peu étrange au mois de juin.

La colère folle qui secoue son neveu et la terreur qui se lit sur son visage sont révélatrices pour Mme de Blondel. Elle comprend qu’elle a en face d’elle un coupable, mais elle veut encore espérer :

— Rentrez à Aix, lui dit-elle, et allez vous disculper auprès du lieutenant criminel. Ou bien prenez cet or et fuyez afin d’épargner à votre famille la honte de vous voir monter à l’échafaud…

Elle est vite renseignée. Entrecasteaux n’a qu’une brève hésitation. Il prend l’or, demande une voiture. Quelques instants plus tard, il quitte le château pour n’y plus revenir, tandis que Mme de Blondel s’évanouit… Il était temps : la maréchaussée arrivera une heure après. Elle se lancera à la poursuite mais cette heure d’avance suffira : l’assassin franchira à temps le pont du Var qui marque la frontière du royaume. Talonné par la peur, il courra ainsi jusqu’à Naples.

Cependant, l’horreur de son crime a secoué la France entière et déchaîné la colère du paisible Louis XVI qui demande son extradition. Prévenu à temps, le marquis s’embarquera nuitamment pour le Portugal mais il sait que, partout où il ira désormais, la justice pourra le débusquer. Il se réfugie alors dans un couvent où il ne trouvera pas la paix. Accablé de remords, il se laissera mourir et s’éteindra le 16 juin 1785, presque un an jour pour jour après l’assassinat de sa femme.

Par la suite, l’une de ses filles, Pulchérie, mariée à Gérard de Lubac, viendra vivre à Entrecasteaux qui demeurera dans la famille jusqu’à la moitié de ce siècle. Cédé ensuite à la commune qui le laissera se délabrer, il fut sauvé par un peintre écossais, Ian Mac Garvie Munn, qui lui a restitué éclat et splendeur jusqu’à son décès.

L’actuel propriétaire Alain Gayral a enrichi les collections du château tout en effectuant des restaurations minutieuses.


HORAIRES D’OUVERTURE

Tous les jours de Pâques à octobre, sauf le samedi.

Visite guidée à 16 h.

Au mois d’août, une visite supplémentaire à 11 h 30.

Pour les groupes, le château est ouvert toute l’année.

http://www.chateau-entrecasteaux.com/fr/

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