La Genevraye Nez-de-Cuir !

Seigneur ! Tous nous portons un masque, par orgueil ou par crainte, par pudeur ou par lâcheté.

LA VARENDE

Qui ne connaît bien ce pays, à la limite du Perche et de l’Ouche, aura peine à trouver le château. Au bord d’une route de campagne, il y aura soudain « une belle grille fleuronnée, une avenue terrible qui semble mener aux Enfers et qui devait, quand Nez-de-Cuir rentrait à quatre chevaux, singulièrement lui crisper les bras. Malheureusement la demeure a été rebâtie à une mauvaise époque. Le reliquaire ne vaut pas les reliques… ». La maison, en effet, n’est pas très belle : une longue façade blanche, rectangulaire, avec un petit avant-corps sommé d’un fronton. Peu d’épaisseur… mais d’admirables écuries blanches et roses dont la sellerie s’orne d’un clocheton et qui dominent le paysage. C’est là surtout que l’on retrouve le cavalier légendaire… Car si l’homme n’est plus, s’il repose non loin, près de l’église qu’il fit construire, son ombre réveillée par l’éclatant succès du roman de Jean de La Varende demeure étrangement vivante.

« Défunt Nez-de-Cuir, écrit l’auteur à la première page, survit dans la mémoire des humbles comme un grand trouble historique. Il y a trente ans, nulle histoire paysanne de force, de guerre ou d’amour ne se passait de lui, de sa forme vigoureuse et mutilée… »

Car il a régné réellement sur ceux de son terroir, sur les hommes qui le respectaient, sur les femmes qui en rêvaient et, depuis, sur plus d’une génération de lecteurs, le cavalier au masque noir qui menait les belles et les chevaux avec une égale aisance.

Il s’appelait Achille Périer, comte de La Genevraye.

Il est né au château, le 7 août 1787, d’une famille d’ancienne noblesse, mais les bruits de la Révolution n’ont guère perturbé son enfance. On n’émigrait pas, sur cette terre normande, à moins d’appartenir à la très haute noblesse, celle qui attirait par trop les foudres du nouveau pouvoir. Cela valut à ceux qui osaient rester de conserver leurs fortunes et l’estime de leurs paysans.

Avec l’Empire, le seul danger est la conscription, mais Achille réussit à y échapper un certain temps. Et il en profite pour mener, avec passion, la vie qu’il aime, faite de grandes chevauchées, de chasses et d’aventures amoureuses. Car il est beau, ardent, follement séduisant : « … un corps épais et fin avec une musculature cachée, épanouie dans la santé générale. Un pur visage au menton fort et contondant, de belles lèvres ourlées et enfin ce profil rectiligne qu’un rien eût pu allonger en museau de renard… ». Et certes le jeune homme ne rencontre guère de cruelles…

Néanmoins, en 1809, il est obligé de faire partie de la garde d’honneur du département de l’Orne. Ce qui ne le contraint pas à partir et, en 1812, il est à vingt-cinq ans maire de La Genevraye.

C’est en 1813 que tout se gâte. La folle aventure russe a saigné à blanc la Grande Armée et, en avril, Napoléon décrète de nouvelles levées car, cette fois, la guerre va s’installer sur la terre de France. On rassemble à Versailles le 1er régiment des gardes d’honneur commandé par le comte Pully et il faut bien, s’il veut éviter des représailles à sa famille, que le comte de La Genevraye le rejoigne…

Ses qualités de meneur d’hommes et sa science équestre le font tout de suite remarquer par ses chefs et, trois semaines après son arrivée, il est maréchal des logis-chef. Il sera lieutenant six mois plus tard. Pendant la campagne de France, sa bravoure éclate à chaque combat et, après la terrible bataille de Montmirail, il est fait chevalier de la Légion d’honneur sur le champ de bataille. Mais l’heure du martyre approche pour lui.

Le 13 mars 1814, c’est l’effrayant combat pour Reims. Les Français réussissent à reprendre la ville mais paient un prix très lourd. Les gardes d’honneur chargent avec une furia quasi désespérée. On relève Achille Périer de La Genevraye à moitié mort, son visage n’est qu’une bouillie sanglante. Les médecins militaires, dans leur terrible précision, ont décrit le détail des sept blessures qui ont détruit le haut de son visage et vont le faire entrer dans la légende :

— Un coup de sabre qui a détaché la joue droite et l’a rabattue sur le menton.

— Un coup de sabre qui a totalement emporté le nez à partir de quelques lignes de sa racine.

— Un coup de sabre qui a enlevé une portion du sourcil droit.

— Un coup de lance sur le sourcil gauche.

— Deux coups de lance, l’un à la lèvre supérieure, l’autre dans le flanc gauche.

— Un coup de sabre qui a divisé en y le doigt médius de la main gauche dans le tiers inférieur de sa longueur.

— Un coup de pistolet reçu à bout portant et dont la balle pénétrant un peu au-dessus de l’angle supérieur de l’occipital a glissé entre les os et le cuir chevelu pour sortir vers la partie moyenne de la suture sagittale.

Cette effrayante énumération, retrouvée par M. Philippe Suet-Laroue, stupéfie et confond. Peut-on vivre encore lorsque l’on est dans un tel état ? La Genevraye, lui, vivra et même triomphera. De lui-même, des autres et des femmes.

Au mois d’août, on le ramène chez lui, mais il faudra de longues semaines de claustration pour que les blessures se referment, se cicatrisent et supportent le masque de cuir qu’un artisan habile va lui confectionner. De cette retraite forcée, de cette longue absence La Genevraye tirera comme un regain de vitalité. Il n’a que vingt-sept ans et il veut se prouver à lui-même qu’il est toujours vivant, bien vivant derrière le masque qui le défend et l’ennoblit encore. Il se jette à corps perdu dans de nombreuses aventures qui l’apparentent un peu à Don Juan mais un peu seulement car, chez lui, le besoin de transmettre la vie est intense. « Remercions les dieux, dira le marquis d’Avernes, que la mutilation ne soit pas héréditaire ; nous ne verrions plus que petits camards… » Mais l’amour, le grand amour le guette.

Elle s’appelle Clarisse de La Haye, née à Saint-Domingue où son père avait des intérêts. Sa mère est morte là-bas et son père est revenu en 1801, au moment de la grande révolte des Noirs, ramenant ses enfants, sa belle-sœur qu’il épousera d’ailleurs peu après et une servante noire nommée Vénus. La famille s’installe à Argentan, puis au Mans où mourra le marquis, enfin à Caen…

On ne sait où ni dans quelles circonstances Nez-de-Cuir – c’est le nom que toute la province lui a donné – rencontre Clarisse, mais on sait que tout de suite ils se sont aimés et qu’elle ne lui a pas résisté très longtemps.

Qu’il soit profondément amoureux, cela ne fait pas de doute. On possède certaines de ses lettres :

« Je pars pour le Chamblac afin de revenir plus tôt vers toi, ne me trouvant heureux qu’avec toi, sois-en bien persuadée ma chère Clarisse. Compte sur moi, aime-moi un peu, laisse-moi t’aimer à l’adoration et mon sort sera celui d’un homme heureux. À toi pour la vie, mon ange, toujours à toi, rien qu’à toi ; voilà ma devise… »

« Adieu tout ce que j’aime, ma vie, toutes mes affections comme toute ma consolation ! Partage un peu le bonheur que j’éprouve à t’assurer que la mort seule pourra me séparer de ma Clarisse. Compte sur ton Achille. Il t’aime et t’embrasse et est à toi pour la vie et veut vivre et mourir pour sa Clarisse… »

À tant s’aimer, il arrive ce qui doit arriver. Vers la fin de l’année 1818, Clarisse constate qu’elle attend un enfant. Naturellement, Mme de La Haye, qui est à la fois sa tante et sa belle-mère, fait savoir à La Genevraye qu’elle attend de lui une demande en mariage en bonne et due forme. Une demande que, d’ailleurs, elle va recevoir mais qui n’aboutira pas, en dépit de l’amour sincère et profond qu’Achille porte à Clarisse.

Plusieurs fois, déjà, il a connu ce genre de situation, mais jamais jusqu’à présent son cœur ne s’y trouvait intéressé. Il souhaite épouser celle qu’il aime et vivre auprès d’elle tout le reste de sa vie, et, cependant, il va se récuser ; et les questions viennent d’elles-mêmes…

Que craint-il au juste ? Les jours à venir, quand la flambée de passion s’éteindra pour laisser place à la tendresse quotidienne ? La peur d’une pitié dont il ne veut pas et qu’une cohabitation constante ne pourra que révéler ? Ou encore la peur de ne pas réussir à garder le vœu de fidélité ? Il aime les femmes comme il aime la chasse et les saines nourritures que son corps réclame. Et puis il y a ce masque, qui lui ajoute sans doute une auréole tant qu’il est jeune. Mais après ?

On dit que c’est du silence de la Trappe qu’il ira prendre conseil, mais il n’en reviendra que plus assuré dans son refus. Jamais il ne se mariera. Pourtant, cet enfant à naître, il le reconnaîtra hautement pour son fils et son héritier…

Le 2 juillet 1819 naît Louis-Victor-Achille Périer de La Genevraye. Clarisse viendra s’installer à Argentan, plus près de La Genevraye, mais la jeune femme est cruellement frappée par les étranges réactions de celui qu’elle aime. Et puis le goût de vivre ne l’habite plus. Le 17 janvier 1823, elle meurt, laissant l’enfant aux soins de son père.

Celui-ci tentera de reprendre la vie d’autrefois, mais sans y parvenir réellement. L’ombre de la morte est plus forte que la vivante. Pour se désennuyer il poursuit une carrière politique. Maire de La Genevraye, conseiller d’arrondissement, il sera, en 1827, conseiller général de l’Orne mais se retirera quand viendra la révolution de 1830. Ce monarchiste ne veut pas servir le fils de Philippe Égalité, le régicide.

Il se retire alors dans une solitude hautaine pour s’adonner à sa seule passion, les chevaux. Il collabore à l’installation du fameux haras du Pin et créera à Sées une grande école de dressage, tout en poursuivant, dans les écuries de La Genevraye, un élevage qui est l’un des meilleurs de cette terre vouée au cheval.

En 1852, il sera une fois encore élu conseiller général de l’Orne pour le canton du Merlerault. Mais la fin est proche et, le 30 juillet 1853, Nez-de-Cuir s’éteint, enfin apaisé, dans le château blanc qui regarde les écuries…

Trois ans plus tard, son fils, au château de Rabodanges, épouse Alice Debüs d’Holbecke dont il n’aura qu’une fille. Le château appartient à présent au comte de Gacé et n’est pas ouvert à la visite.

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