Homme libre, toujours tu chériras la mer…
Par un jour venteux du mois de décembre 1598, une jeune lavandière de Marseille s’installe dans le petit bateau qui va la mener au château d’If où elle doit livrer le linge de la garnison. Elle commet là une grosse imprudence car le ciel est gris, le temps menace. En outre elle est enceinte autant qu’on saurait l’être, et beaucoup trop près de son terme pour courir ainsi les aventures. Mais elle possède l’insouciant courage de la jeunesse et pense qu’en tout état de cause la mer et le ciel lui laisseront bien le temps de gagner la forteresse des vagues. D’ailleurs, le marin qui l’accompagne se fait fort de la mener à bon port : en bon Marseillais, il s’estime le roi des navigateurs. Ce en quoi il fait preuve d’un optimisme un peu outré. Il devrait savoir que la Méditerranée est, de toutes les mers, la plus imprévisible.
La première partie du voyage se passe bien. Mais, alors que l’on est tout juste à mi-chemin, voilà que la tempête se lève. Et quelle tempête ! rageuse, brutale, éprouvante !… Sous le petit bateau emporté par un vent violent, la houle se creuse, les vagues se forment, secouant d’importance nos deux imprudents.
Elle les secoue même tant et si bien que la pauvre lavandière accouche d’un gros garçon avant même que la barque ait atteint le château d’If.
C’est alors une forteresse chargée de défendre les abords de Marseille. Soixante-quatorze ans plus tôt, alors que la ville venait d’être assiégée par les troupes de Charles Quint commandées par le connétable de Bourbon, le roi François Ier se résolut à faire abattre un joli pavillon servant de rendez-vous de chasse qui ornait la plus petite des trois îles étalées devant le port : Pomègue, Ratonneau et If. À l’époque, en effet, ces îles couvertes de végétation étaient très giboyeuses. Mais le roi, pensant qu’un fort château serait de plus grande utilité qu’un pavillon de chasse, en posa la première pierre le 20 décembre 1524 et déposa sous cette pierre un flacon d’huile, une bouteille de vin et un coffret dans lequel se trouvaient une poignée de blé et une plaque de cuivre commémorant l’événement.
François Ier revint visiter son château aux trois tours blanches, le 8 octobre 1533, quand il descendit à Marseille pour y attendre la galère qui portait la nièce du pape, sa future belle-fille Catherine de Médicis. Mais revenons à notre lavandière et à l’enfant qu’elle venait de mettre au monde d’une façon si originale.
Le château est alors gouverné par Paul de Fortia de Pilles, issu d’une puissante famille de viguiers de Marseille qui en conserveront le gouvernement jusqu’en 1771 ; là se trouvait leur tombeau.
Naturellement, Paul de Fortia est le premier à qui l’on annonce la nouvelle et il se fait apporter l’enfant tandis que l’on prodigue à la mère les soins nécessaires. C’est un bel enfant et le gouverneur décide de lui donner son prénom comme nom de famille, d’être son parrain et de veiller sur son enfance. La légende chuchote que la jolie lavandière n’était pas tout à fait une inconnue pour le gouverneur.
Quoi qu’il en soit, voilà le petit Paul installé dans l’île-forteresse où il passera les douze premières années de son existence, non sans effectuer de fréquents voyages à Marseille. Et, un jour qu’il erre sur le Vieux-Port, il va tout droit se présenter au patron d’une petite tartane en lui proposant de l’embarquer. Voilà douze ans qu’il contemple la mer et, à présent, son envie de naviguer est devenue insupportable. Il veut être marin.
Le bonhomme refuse : il n’embarque pas n’importe qui. Paul n’insiste pas mais, la nuit venue, il monte à bord clandestinement et le lendemain, alors que Marseille est déjà loin, le patron s’aperçoit qu’il a un mousse sur lequel il ne comptait pas. Du coup, il le garde et il va même le garder quatre ans, jusqu’à ce qu’à La Ciotat sa tartane se retrouve bord à bord avec une galère de Malte. Les moines-marins ! Voilà des maîtres, et Paul n’hésite pas à leur offrir des services qui, cette fois, sont acceptés sans hésitation : quatre années de mer ont fait de lui en dépit de sa jeunesse un gaillard appréciable. Et une force de caractère ! Un vieux sergent avec lequel il se prend de querelle dans une rue de La Valette l’apprend à ses dépens : Paul le provoque en duel, et l’étend raide mort.
C’est une grave affaire, et voilà notre tête chaude en grand danger d’être pendue… si quelqu’un ne s’en mêlait. Paul de Fortia, son parrain, l’ancien gouverneur du château d’If, est à Malte ; il plaide sa cause et obtient que l’on se contente d’embarquer Paul sur un brigantin qui s’en va chasser le Barbaresque sur les côtes grecques. Il va y faire merveille : le capitaine de son navire étant tombé dans le combat, l’équipage le choisit pour lui succéder : il a tout juste vingt ans.
Dès lors, les îles grecques vont retentir de ses exploits : basé dans une tour de Mitylène qui porte toujours le nom de tour du Capitan Paulo, il mène la vie dure aux Barbaresques, réussissant même avec son seul bateau à leur capturer une galère et à en faire couler une seconde alors qu’elles étaient cinq en face de lui. Un tel exploit assure sa renommée et, alors que les Barbaresques mettent sa tête à prix, se promettant bien, s’il leur tombe sous la griffe, de le faire tirer à quatre galères, à Malte il est reçu en héros. En 1637, le petit bâtard du château d’If, l’enfant né de la mer, devient chevalier servant de l’ordre de Malte. Il est désormais le chevalier Paul, et le grand maître Jean de Lascaris-Castellar le recommande au cardinal de Richelieu qui se cherche des capitaines. C’est une fantastique carrière qui commence.
D’abord capitaine d’un vaisseau de seize canons, le Neptune dont le précédent commandant était Abraham Duquesne, le chevalier Paul va faire respecter son pavillon, sur toutes les mers où il aura à le promener. Il ira même jusqu’à couler, en pleine paix, un vaisseau anglais de trente-cinq canons qui lui a refusé le salut. Mais quel résultat ! En 1650, Paul, que le roi a anobli, est chef d’escadre. Mazarin fera du fils de la jolie lavandière le lieutenant général des armées navales du Levant. Il pourrait mener grand train. Pourtant, ce qu’il préfère, c’est partir seul sur la mer, comme autrefois, avec son navire et rien de plus car, au fond, c’est un loup solitaire. Et la mer lui apportera l’amour.
On sait peu de choses d’elle sinon qu’elle était espagnole, de noble famille, qu’elle avait vingt ans alors qu’il en avait près de soixante, qu’elle était à bord d’un galion capturé par Paul et qu’au lieu de la renvoyer à sa famille, il la garda pour lui. On sait encore qu’il la cacha dans la petite maison qu’il s’était fait construire dans une pinède près de Toulon et qu’à certains qui lui reprochaient ce que l’on croyait être une capture, il répondit : « C’est qu’elle ne veut pas partir. Demandez-le-lui… »
Elle partit pourtant, mais ce fut la mort qui l’emporta après quelques trop courtes années de bonheur. Le chevalier Paul s’en trouva meurtri pour toujours. Il reprendra la mer, se battra encore mais avec le désespoir au cœur, jusqu’à ce mois d’octobre 1667 où, épuisé par tant de combats, tant de blessures, il reviendra mourir à Toulon tout seul et sans bruit, demandant seulement qu’on lui accorde, à lui amiral du Levant, l’honneur d’être enterré dans une fosse commune… aux côtés de ses marins.
Après cette superbe et fulgurante histoire, il est difficile de revenir au château d’If où elle a commencé de façon si romanesque. Au château d’If qui était devenu prison d’État. Une prison où passèrent des personnages extraordinaires comme le mystérieux Masque de Fer, Mirabeau et Philippe Égalité, le prince régicide qui avait voté à la Convention la mort de son cousin Louis XVI. Gens qui furent de bien réels prisonniers, avec tout ce que cela implique de désespoir et de souffrance. Mais il appartenait à Alexandre Dumas d’assurer pour jamais et devant le monde entier la renommée du château d’If.
Pour les innombrables lecteurs du Comte de Monte-Cristo, la vieille forteresse marseillaise est avant tout la prison d’Edmond Dantès. Au point que, cette prison, on la montre toujours, ainsi que celle de l’abbé Faria, comme s’ils avaient existé l’un et l’autre.
Vers la fin du siècle dernier, le gardien chargé de faire visiter le château d’If se nommait Grosson. C’était un guide comme on n’en trouve plus, plein de faconde et d’imagination méridionales. C’est ainsi qu’un jour, il eut à faire visiter le château à Alexandre Dumas lui-même qui avait eu envie de revoir le théâtre de ses exploits littéraires et qui, bien sûr, ne se fit pas connaître.
— Vous voyez ce trou, dit Grosson. C’est l’abbé Faria qui l’a creusé avec une arête de poisson. Monsieur Alexandre Dumas l’a raconté dans son célèbre roman Monte-Cristo.
— Ah, dit Dumas. Ce monsieur sait donc beaucoup de choses ? Vous le connaissez peut-être ?
— Je crois bien, fait l’autre avec assurance. C’est l’un de mes meilleurs amis…
— Il vous en sait gré…
Et, dans la main du gardien ébahi, le romancier glissa deux louis d’or…
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