Clisson La lionne blessée

On reconnaît le lion à sa griffe.

Lettre de Libanius

Un matin de juillet 1343, une brillante assemblée de chevaliers richement vêtus et superbement armés franchit le pont-levis de Clisson, environnée de l’éclat des trompettes et des joyeux propos de ceux qui la composent. Le seigneur du lieu, Olivier III, petit-fils de cet Olivier Ier qui a construit le château au confluent de la Moine et de la Sèvre Nantaise, se rend à Paris aux grandes fêtes que le roi Philippe VI donne en l’honneur du mariage de son second fils Philippe d’Orléans, fêtes auxquelles il a convié toute la noblesse du royaume et aussi celle de Bretagne avec laquelle la veille encore il rompait des lances qui n’avaient rien de courtois. Mais on est en trêve et le roi se pique de chevalerie.

C’est alors le temps de cette interminable guerre de Succession de Bretagne qui met aux prises Jean de Montfort, fils du frère du duc défunt et Charles de Blois, gendre du même duc. Pour l’heure présente, il semblerait que le parti français ait le dessus car le fils aîné de Philippe VI, Jean de Normandie – le futur Jean le Bon – tient Montfort prisonnier à Nantes.

Du haut d’un chemin de ronde, une femme de vingt-cinq ans, brune et très belle, regarde s’éloigner le cortège sans pouvoir se défendre d’un serrement de cœur. Auprès d’elle deux petits garçons, ses fils, Olivier, sept ans, et Jean qui n’en a que trois. C’est la dame de Clisson, Jeanne de Belleville et, en dépit des prières qu’elle ne cesse d’adresser au ciel, la peur ne la quitte pas.

Peur justifiée. À peine arrivés à Paris, les chevaliers bretons sont arrêtés, jetés au Châtelet sous le prétexte d’un rapport parvenu au roi qui aurait fait état de connivence avec le roi d’Angleterre. Le 2 août 1343, Olivier de Clisson est décapité aux Halles de Paris. Son corps est pendu au gibet de Montfaucon mais sa tête est envoyée à Nantes pour y être plantée sur la porte Sauve-Tout.

C’est là que Jeanne va revoir ce qui reste d’un époux bien-aimé : une tête aux yeux clos, exsangue, déjà défaite par la mort, sur laquelle tombe un crachin breton qui ne cesse de noyer la ville. Debout au pied du rempart, la dame de Clisson contemple longuement cette tête avec un désespoir que la haine envahit peu à peu. Comme au jour du départ, elle tient ses deux fils auprès d’elle, sous l’abri de son grand manteau. Et, à ces deux innocents, elle désigne l’affreuse relique.

« Regardez et n’oubliez pas ! Voilà ce à quoi le roi de France, par laide traîtrise, a réduit votre père. »

Et elle leur fait jurer la vengeance. Une vengeance dont elle s’occupe immédiatement. Autour d’elle, on s’assemble. Les vieilles chroniques parlent de quatre cents gentilshommes joints à ceux des vassaux qui veulent reprendre le combat. Avec eux, Jeanne marche sur Brest où le capitaine Le Gallois de la Heuze commande pour Charles de Blois. Ouvert par trahison, le château est pris d’assaut, tous ceux qui y vivent sont passés au fil de l’épée. On ne fait pas de quartier. Puis, quand plus rien ne respire dans le château ravagé, Jeanne repart avec le butin qu’elle vient de conquérir et, pendant quelques semaines, elle va poursuivre de sa fureur tous ceux qui tiennent en Bretagne le parti du roi de France.

Bientôt, cela ne lui suffit plus. D’ailleurs, le roi envoie une armée. Alors, engageant ses terres, vendant ses bijoux et tout ce qu’elle a rapporté de ses expéditions, elle achète trois vaisseaux afin de porter désormais la guerre sur la mer et, ainsi, de s’attaquer directement à Philippe VI en donnant la chasse à ses navires. En décembre 1343, le parlement de Paris lui a fait intimer l’ordre d’avoir à se présenter devant lui sous peine d’être poursuivie et amenée de force devant ses juges.

De la décision, elle ne fait que rire. Ses vaisseaux sont prêts. La réponse va être en proportion de l’offense, double à présent, qu’elle a reçue. De la côte d’Espagne à la mer du Nord, les trois navires de la Lionne de Clisson sèment la mort et la terreur tout au long des côtes de France. Sur les lourds navires marchands roulant au creux de la lame comme sur les nefs royales, sur les villages isolés de la côte comme sur les châteaux, elle fond soudain, sortant de la brume ou de la nuit comme un grand rapace, toujours vêtue de noir, toujours gantée de sang. Jamais elle ne fait merci, jamais elle n’accorde grâce. Toujours, la première, elle frappe, maniant le glaive aussi sûrement qu’un chevalier. Tuer est devenu sa seule raison de vivre.

Auprès d’elle, les deux enfants qu’elle n’a pas quittés apprennent la guerre, la mort, et ce qu’est une vengeance bien conduite. Pour les hommes qu’elle mène d’une poigne impitoyable, elle est une énigme. Jamais elle ne sourit. Jamais son regard ne s’éclaire et elle ne sait plus ce que c’est que prier.

Le ciel, lui, va se souvenir d’elle. Pendant plus d’un an, Jeanne de Clisson court les mers. Ses victimes, ses razzias ne se comptent plus. Mais les navires s’usent, les hommes aussi, et Philippe VI a passé commande de nouveaux navires au Clos des Galées en la ville de Rouen. Bientôt il dispose d’assez d’unités pour inquiéter puis pour traquer la terrible veuve. Elle perd un bateau, puis un autre. Au large de Guernesey un dernier combat désespéré vient à bout du troisième. Il faut fuir, il faut abandonner la nef qui prend l’eau de toutes parts…

À la faveur de la nuit une barque est mise à l’eau. Jeanne y embarque avec quelques hommes et ses deux fils à la grâce de Dieu. Une grâce qui va se faire attendre singulièrement. Durant six jours, six terribles et mortels jours, la barque erre sur les eaux grises de la Manche. Le temps est mauvais, et contre elle, enfermé dans le cercle de ses bras, Jeanne sent grelotter le petit Jean qui perd ses forces lentement sans que sa mère puisse rien pour lui. Au troisième jour, l’enfant meurt et, pour la première fois depuis si longtemps, les yeux de Jeanne retrouvent les larmes.

C’est une femme désespérée qui, à l’aube du septième jour, touche terre quelque part sur la côte anglaise des Cornouailles. Des pêcheurs voient apparaître une femme très belle et très pâle dont les yeux n’ont plus de reflets. Un enfant exténué et quatre hommes à bout de forces la suivent. Est-ce la fin pour elle ?

Non. Si elle est honnie en France, Jeanne est une héroïne en Angleterre. On lui fait accueil et la cour du roi Édouard III s’ouvre pour elle.

Peu à peu, les souvenirs terribles s’estompèrent et vint le temps où elle put se souvenir qu’elle était encore jeune, toujours belle. Elle aima et épousa Gauthier de Bentley.

Restait l’enfant sorti vivant de la terrible aventure. Élevé en Angleterre, Olivier de Clisson n’en retourne pas moins en Bretagne quand il se voit en âge de tirer l’épée. Là, il se brouille avec les Montfort et se trouve un hardi compagnon qui lui démontre que le roi de France n’est plus Philippe. Ce compagnon, c’est Bertrand Du Guesclin. Avec lui, Clisson apprend à devenir français.

Un jour, après lui, il recevra l’épée de connétable et régnera de nouveau sur des terres bretonnes de son château de Josselin où nous le rencontrerons.

Clisson échut à sa fille Marguerite de Penthièvre qui, malheureusement, allait tout perdre. Ayant attiré par traîtrise le duc Jean V dans un guet-apens, elle vit se dresser contre elle toute la noblesse de Bretagne. Les possessions de Clisson firent retour à la Couronne ducale.

Le duc François II en fait son séjour de prédilection. C’est lui qui édifie, dans le style élégant de l’époque, toute la partie occidentale. Il y amène sa maîtresse, la belle Antoinette de Maignelais, cousine d’Agnès Sorel dont elle était quelque peu jalouse et qui avait tenté de la supplanter dans le cœur de Charles VII. Chose impossible tant qu’a vécu la Dame de Beauté mais réalisée dès que la mort l’eut fait disparaître.

L’avènement de Louis XI a incité la dame à gagner ses terres angevines car elle était mal vue du nouveau roi. Le duc de Bretagne se trouva là juste à point pour la consoler. Solide et vigoureuse gaillarde, elle donna à son amant cinq enfants dont l’aîné fut titré sir d’Avaugour. Le tout au grand chagrin de la duchesse, Marguerite de Foix, dont le mariage avec le volage François II avait eu lieu à Clisson le 27 juin 1471. Au grand déplaisir aussi de sa tante, la bienheureuse Françoise d’Amboise. Elle n’eut de répit que lorsque la dame de Maignelais eut trouvé une remplaçante. Ce qui ne changea rien à l’existence élégante, toute de fêtes, de joutes et de plaisir, que l’on menait à Clisson.

Avec des fortunes diverses, le château traversa les siècles jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’année 1793 sonna le glas de l’antique et noble demeure. Après la bataille de Torfou, les armées de Kléber y mirent le feu et le réduisirent à l’état d’une ruine imposante et romantique, mais une ruine tout de même sur laquelle se pencha, au XIXe siècle, le sculpteur lyonnais Lemot. Avec l’aide du sénateur Cacault, il sauva de la disparition les superbes vestiges sur lesquels veille, désormais, le département de la Loire-Atlantique.


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