Lunéville Les belles amies du roi Stanislas

Il était un roi d’Yvetot,

Peu connu dans l’histoire ;

Se levant tard, se couchant tôt,

Dormant fort bien sans gloire…

BÉRANGER

Dès l’an 1737, date à laquelle Stanislas Leczinski, ex-roi de Pologne, beau-père du roi Louis XV et tout nouveau duc de Lorraine, s’installe à Lunéville, il ne se trouve guère en Europe d’endroit plus agréable à vivre que ce château-palais de construction récente d’ailleurs : c’est entre 1703 et 1720 que le précédent duc de Lorraine Léopold Ier l’a fait construire par Boffrand pour éviter d’être importuné à Nancy par la présence des troupes françaises durant la guerre de Succession d’Espagne.

Stanislas, qui est un souverain de mœurs fort douces et fort aimables sinon tout à fait patriarcales, a su créer dans son nouveau domaine un art de vivre copié quelque peu sur celui usité dans le sublime Versailles tout au moins pour l’élégance et le bon goût. Car pour le reste l’atmosphère est très différente à Lunéville : on ne s’y ennuie jamais alors que l’ennui est le pain quotidien dans le château du Grand Roi.

Chacun, dans l’aimable demeure lorraine, vit à sa fantaisie sans se soucier d’interdits et de contraintes auxquels personne n’aurait l’idée de songer, et le bon Stanislas moins encore que quiconque.

Quand, en 1748, il atteint l’âge de soixante ans, il a bon pied, bon œil, bon appétit à table comme au lit. Encore que, sur ce dernier plan, les excès de l’une fussent parfois néfastes aux accomplissements harmonieux de l’autre. Ce qui ne tire jamais à conséquence.

Sur le cœur de l’ex-roi comme sur sa petite cour règne une fort jolie femme : la marquise de Boufflers, veuve pleine de grâce dont la mère, la princesse de Beauvau-Craon, a été la maîtresse du constructeur de Lunéville. Catherine de Boufflers s’y sent donc tout à fait chez elle. Âgée alors de trente-quatre ans mais en paraissant facilement dix de moins tant elle a de fraîcheur, elle est douée d’un tempérament qui va de pair avec sa jeunesse. De ce fait, certaines mauvaises langues n’ont pas hésité à lui décerner le titre poétique, sans doute, bien que légèrement acerbe, de dame de Volupté.

Telle qu’elle est, cependant, la marquise aime la gaieté, le monde, les jeux étincelants de l’esprit et s’entend à rassembler autour d’elle la fine fleur des cerveaux les mieux ornés. Avec, bien sûr, l’approbation enthousiaste de Stanislas. C’est ainsi qu’Helvétius est des familiers de la cour, conjointement avec Maupertuis et le président Hénault qui se déclarent les chevaliers servants de la marquise. Il y a aussi l’aimable Devau, receveur des finances de Lunéville qui, pour ses amis, répond au surnom affectueux de Panpan et qui s’occupe davantage de sonnets galants et de bouts-rimés que de la poursuite des contribuables lorrains. Ce dont on ne manque pas de lui être reconnaissant dans la région.

Naturellement, sous un maître aussi débonnaire, la Lorraine est devenue une terre de refuge pour tous ceux qui, en France ou ailleurs, peuvent avoir maille à partir avec les pouvoirs constitués ou avec l’Église. Et, en vérité, s’il y a bien là un certain La Galaizière qui occupe le poste de chancelier et qui est chargé par Versailles de diriger effectivement le duché, il n’a pas résisté longtemps au charme du Mme de Boufflers et lui mange littéralement dans la main. Aussi le roi-duc y trouve-t-il son compte et ferme-t-il les yeux sur les incartades de sa belle amie.

C’est ainsi qu’un soir, alors qu’il présente ses tendres hommages à sa chère marquise, il s’est trouvé tout à coup dans l’impossibilité de poursuivre son… discours. Sans s’émouvoir pour autant, Stanislas s’est levé, a enfilé sa robe de chambre et a quitté les lieux en déclarant aimablement :

« Bonne nuit, madame ! Mon chancelier vous dira le reste. »

Outre les nouveaux amants, Mme de Boufflers aime aussi les nouveaux visages, surtout lorsqu’ils appartiennent à d’illustres personnages. Un beau jour, l’idée lui vient d’appeler à Lunéville l’homme qui est à lui tout seul la bête noire de Versailles et des jésuites : l’aimable, féroce, spirituel et redoutable M. de Voltaire.

L’invitation atteint le grand homme au château de Cirey, en Bourgogne, où il vit quasi maritalement avec la marquise du Châtelet. Avec aussi l’approbation tacite de M. du Châtelet qui a le bon goût, étant officier du roi, de passer le plus clair de son temps aux armées. Naturellement, l’invitation vise aussi Mme du Châtelet et c’est dans l’enthousiasme que l’on procède à la confection des bagages à destination de Lunéville.

Bien qu’il eût été élu deux ans plus tôt à l’Académie, Voltaire est alors mal en cour et aussi mal dans sa peau. Il est détesté de la marquise de Pompadour ainsi que de la reine Marie, fille de Stanislas Leczinski. Fort pieuse et même dévote, celle-ci ne cache pas l’horreur que lui inspirent les sarcasmes et les ricanements dont le génial philosophe couvre la religion. Cela fait deux ennemies de poids, aussi un séjour chez le père de la souveraine est-il plus que bienvenu : on ne pourra plus dire que le philosophe est mal avec la reine quand il régnera à Lunéville.

Quelques jours plus tard, Voltaire et sa chère Émilie – qui est sans doute l’une des femmes les plus savantes de son temps –, descendent de carrosse, accueillis à bras ouverts par Stanislas et Mme de Boufflers qui les installent dans le plus bel appartement du château. Voltaire tout au moins : sa compagne devra se contenter de celui du dessus.

« Vraiment, on ne peut être meilleur homme que ce roi ! » soupire le grand homme tandis que la chère Émilie s’active à le débarrasser de tous les châles, petites laines et fourrures dont, se croyant toujours en danger de mort, il ne cesse de s’emmailloter. « Mais j’ai bien peur de ne pas profiter longtemps de son hospitalité. Je me sens bien bas. »

Ayant dit, il se couche, prend l’attitude d’un gisant de cathédrale et ferme les yeux en déclarant qu’il attend son dernier soupir. Mais il les rouvre bien vite pour découvrir les multiples attentions dont le roi Stanislas le couvre. Et vingt-quatre heures après cette étrange arrivée, l’ex-agonisant frais comme une laitue, sanglé, poudré, rasé, s’en va prendre allégrement sa part des plaisirs du château. Il y conquiert tout le monde sans le moindre effort et bientôt on ne voit plus le roi sans Voltaire ni Voltaire sans le roi. C’est l’Olympe.

Du côté des femmes, les relations baignent dans la suavité. On s’appelle Catherine et Émilie et l’on ne se quitte plus que le temps de s’adresser des petites lettres charmantes et des vers encore plus charmants que Voltaire, en toute impartialité, imperturbable et discret, écrit à tour de rôle pour les deux femmes.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles quand, un beau matin, l’amour fait son entrée dans la Thébaïde lunévilloise. À vrai dire, il ne s’éloigne jamais beaucoup car, si Mme de Boufflers est une femme délicieuse, la vertu n’est pas son souci principal. Ainsi, après avoir eu des bontés pour La Galaizière, a-t-elle découvert le charme discret d’un jeune officier qui se trouve doublé d’un poète et même d’un philosophe : Jean-François de Saint-Lambert.

Mais, au moment de l’arrivée de Voltaire, ce nouvel amour tiédit déjà au profit d’un autre : le séduisant Adhémar de Marsannes qui fait à la belle marquise une cour assidue. Furieux de se voir ainsi évincé, Saint-Lambert décide de payer l’inconstante de même monnaie et tourne ses batteries vers Mme du Châtelet. Assez timidement pour commencer, bien sûr, car il se sent en terrain inconnu.

Or, à sa grande surprise car il n’est point fat, l’amie de Voltaire se montre sensible à ses discrètes avances et y répond avec un enthousiasme tout à fait inattendu. Il faut dire qu’à l’âge de quarante ans, la fière Émilie commençait à sentir bouillonner en elle un trésor d’amour inemployé depuis que le « divin » Voltaire l’accablait sous le flot de ses tisanes, le poids de ses pilules et les tempêtes de ses soupirs d’agonie. Qu’un garçon jeune, beau et spirituel s’enflamme pour elle représente donc pour Mme du Châtelet une aubaine succulente.

Ah, qu’il est doux, cette année-là, le printemps de Lunéville ! Pour certaines tout au moins car le malheureux Saint-Lambert échoue complètement dans son entreprise pour rendre Mme de Boufflers jalouse. Il faut dire qu’il s’y prend très mal. Est-ce que l’idée ne lui vient pas d’aller se jeter aux genoux de son ancienne maîtresse pour lui avouer, avec des larmes dans la voix, qu’il a « trahi son amour » en compagnie de Mme du Châtelet ? La belle marquise qui connaît son code du maniement des hommes sur le bout du doigt, lui joue alors le tour affreux de le réconforter, de le féliciter de son bon goût et de l’engager le plus sérieusement du monde à continuer. Saint-Lambert sortira de cette entrevue le cœur navré.

Sur ces entrefaites, la compagnie se sépare pour un temps : le roi Stanislas doit se rendre à Versailles dans l’été. On se quitte donc en se promettant bien de se trouver à l’automne pour les chasses de Commercy.

Hélas, Commercy aura moins de charmes que Lunéville. Quand on s’y rejoint, Voltaire apprend l’infidélité de sa chère Émilie et s’en montre effroyablement affecté. C’est un drame qui se joue alors, ou plutôt une tragi-comédie bien réglée au cours de laquelle le grand homme se hâte d’entrer en agonie, chasse son amie de sa chambre, lui interdit de reparaître devant ses regards mourants et refuse les lettres qu’elle ne cesse de lui écrire. Mme du Châtelet parvient tout de même à forcer cette porte si bien défendue et, au cours d’une scène relevant du meilleur théâtre de boulevard, réussit à faire avaler à Voltaire que c’est uniquement avec le corps – cette guenille ! – qu’elle l’a trompé mais que son amour, son cœur, son esprit, sa tendresse sont toujours et pour jamais sa propriété exclusive.

Elle fait tant et si bien que Voltaire finit par tomber dans les bras de Saint-Lambert en proclamant que tout est oublié. L’agréable vie d’antan peut reprendre et l’on ne s’en fait pas faute. Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des châteaux si les tête-à-tête de Saint-Lambert et d’Émilie ne s’étaient mis soudain à porter leur fruit. Mme du Châtelet est enceinte, ce dont Voltaire pense d’abord mourir d’horreur.

Cet effroi ne durera pas et quand, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1749, Émilie donne le jour à une petite fille qui malheureusement ne vivra pas, Voltaire en éprouve un véritable chagrin.

Hélas, une peine plus cruelle lui est réservée. Quatre jours après la naissance de l’enfant, la mère mourait à Lunéville d’une fièvre puerpérale. Désespéré et furieux, Voltaire lance alors à Saint-Lambert :

« Eh, mon Dieu, monsieur ! De quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant ? »

Peu de temps après, il quitte Lunéville pour la Prusse où le réclame le Grand Frédéric.

À la mort de Stanislas Leczinski, le château cesse de vivre et ne ressuscite qu’en 1801, où il abrite les pourparlers de la paix de Lunéville mais, dans la suite des temps, la municipalité a jugé plus intéressant d’en faire un musée.


HORAIRES D’OUVERTURE

À la suite du violent incendie qui a détruit le cœur historique du château en janvier 2003, les espaces restaurés sont au fur et à mesure ouverts à la visite depuis 2010.

Renseignements disponibles sur le site Internet du château ou par téléphone au 03 83 76 31 51.

http://www.chateaudeslumieres.com/fr/accueil_1407504448000.html

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