Castries La vraie « duchesse de Langeais »

… une jeune femme fut passagèrement le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite de sa caste…

H. de BALZAC

Érigé sur une butte où se presse le village, entouré de jardins qui pourraient être italiens mais où, cependant, Le Nôtre mit la main, cerné d’eaux vives qui doivent tout au gigantesque aqueduc de sept kilomètres que Riquet construisit voici trois siècles, Castries attire et renvoie le soleil sur un paysage qui aurait pu tenter Hubert Robert… La gloire l’auréole, ce château où se succédèrent des hommes de valeur, dont certains furent grands et comptent parmi les plus authentiques serviteurs de la France.

La généalogie de la famille de La Croix de Castries – prononcez castre1 – s’établit sur pièces depuis le XVe siècle et jamais aucun de ses fils ne manqua à l’honneur ni à la noble maison qui les symbolise, et pourtant…

Et pourtant, c’est une femme que nous allons évoquer d’abord et, qui plus est, une femme qui faillit au mariage, tant est puissante l’attraction qu’exerce l’amour sur la plume de l’écrivain. À plus forte raison quand cet amour a fait vibrer le cœur d’un géant des lettres. L’inspiration romanesque et la morale ne font pas toujours bon ménage mais qu’importe, après tout, s’il en sort un chef-d’œuvre ?

En 1816, Eugène-Hercule de Castries, qui sera aide de camp de Davout et général, qui est marquis mais sera duc, épouse avec le faste qui convient Henriette de Maillé, fille du duc de Maillé, dotée d’une grande beauté et surtout d’une grâce souveraine. Philarète Chasle a tracé d’elle un portrait curieux : « La figure longue et chevaleresque, le profil plus romain que grec, les cheveux rouges sur un front très élevé et très blanc, elle effaçait littéralement l’éclat des bougies… » Quoi qu’il en soit, la marquise de Castries est l’une des reines de Paris et se plaît à la société des écrivains et des artistes. Ce qui n’est aucunement le cas de son époux.

En 1819, le couple va se séparer sans jamais, pourtant, sacrifier les apparences. Mme de Castries vit une passion qui sera celle de sa vie avec le prince Victor de Metternich, fils du chancelier d’Autriche, passion partagée qui coûtera à la jeune femme sa réputation, ce qu’elle ignore superbement, et s’achève en 1829 par la mort du prince. Dès lors la marquise mène sa vie comme elle l’entend dans son magnifique hôtel de la rue de Grenelle, où elle reçoit les esprits les plus brillants de la capitale.

Cependant, l’un d’eux manque à sa collection. C’est ainsi qu’en juillet 1831 Honoré de Balzac, qui séjourne alors au petit château de Saché, en Touraine, reçoit d’elle une lettre signée d’un pseudonyme anglais. Sa correspondante inconnue lui dit apprécier fort son œuvre, tout en formulant quelques réserves sur la moralité de certains personnages. Piqué au jeu, Balzac répond et reçoit en retour une invitation, signée cette fois du nom véritable de la dame. Et le voilà rue de Grenelle, véritablement ébloui « par les frontons altiers de cette demeure patricienne ». Plus ébloui encore par la maîtresse de maison qui, à l’instar de Mme Récamier, aime à recevoir étendue sur une chaise longue. Disons-le tout de suite, ce n’est pas chez elle une attitude : Mme de Castries a été victime d’une chute de cheval qui lui a endommagé la colonne vertébrale sans pourtant rien lui ôter de sa grâce.

Autour de la jeune femme, Balzac rencontre la fine fleur du monde légitimiste : le duc de Maillé, père d’Henriette, le duc de Fitz-James son oncle, et se retrouve en train de professer, sans même s’en rendre compte, les opinions de ceux qu’il fréquente. Car, venu un soir, il va revenir tous les soirs. Sans d’ailleurs obtenir autre chose, pour apaiser sa flamme, qu’une blanche main à baiser…

Car il est véritablement subjugué et, dans l’été 1832, lorsque Mme de Castries part pour Aix-les-Bains, il n’a de cesse d’aller la rejoindre. « La transformation du romancier était grande, écrit Émile Henriot. Il était devenu fort dandy, préoccupé de sa personne et délicat sur les habits. Il avait acquis un cabriolet, s’était luxueusement installé rue Cassini, un appartement orné avec goût de meubles, de tapis chinois, d’étoffes rares, d’objets d’art et de bibelots. »

Le séjour à Aix est un moment d’enchantement. Balzac est follement amoureux, ce qui ne l’empêche pas de travailler comme un forcené de cinq heures du matin à cinq heures du soir, nourri d’un œuf et de café noir. Mais les soirées sont toutes pour l’enchanteresse avec laquelle il fait, sur le lac, de délicieuses promenades. Il semblerait même qu’au cours de l’une de ces promenades Mme de Castries se soit laissé prendre un baiser.

Elle a tort car Balzac va vouloir davantage et, à son amie Zulma Carraud, il écrit : « Je suis venu chercher peu et beaucoup. Beaucoup parce que je vois une personne gracieuse, aimable ; peu parce que je n’en serai jamais aimé. C’est le type le plus fin de la femme… mais toutes ces jolies manières ne sont-elles pas prises aux dépens de l’âme ? »

Sur ces entrefaites, Mme de Castries décide de partir pour l’Italie en compagnie du duc de Fitz-James, son oncle. Elle invite Balzac à la suivre, et le romancier, toujours à court d’argent, écrit Le Médecin de campagne en trois jours et trois nuits pour s’en procurer. Et les voilà partis !

Hélas, pour Balzac, le voyage s’achève à Genève. Que s’est-il passé ? En vérité, on n’en sait rien mais, plus tard, le romancier dira à Mme Hanska, avec laquelle il correspond déjà, qu’il a quitté Genève « désolé, maudissant tout, abhorrant la femme ».

Réduit aux conjectures et au roman qui va naître de cette déconvenue, on peut supposer qu’après avoir beaucoup promis, la belle marquise s’est reprise et définitivement refusée. Une page inédite et superbe retrouvée par Émile Henriot apporte de l’eau à ce moulin :

« Là est toute mon histoire horrible ! C’est celle d’un homme qui a joui pendant quelques mois de la nature entière, de tous les effets du soleil dans un riche pays et qui perd la vue… Quelques mois de délices et puis rien ! Pourquoi m’avoir donné tant de fêtes ? Pourquoi m’a-t-elle nommé pendant quelques jours son bien-aimé si elle devait me ravir ce titre, le seul dont le cœur se soucie… Elle a tout confirmé par un baiser, cette suave et sainte promesse. Un baiser ne s’essuie jamais. Quand a-t-elle menti ? Comment s’est passée cette affreuse catastrophe ? De la manière la plus simple. La veille j’étais tout pour elle, le lendemain je n’étais plus rien… »

Deux ans plus tard, Balzac exhalait son besoin de vengeance en faisant paraître La Duchesse de Langeais qui est, comme l’on sait, l’histoire d’une coquette qui se refuse à un homme après l’avoir enflammé… Naturellement, tout Paris reconnut sous les traits de l’héroïne celle qui était devenue duchesse de Castries. Mais celle-ci avait l’âme plus haute que son amoureux déconfit car elle ne cessa jamais de lui écrire et d’entretenir avec lui des relations amicales. Alfred de Musset et Sainte-Beuve se virent aussi sacrifiés sur l’invisible autel que Mme de Castries avait élevé dans son cœur au prince Victor de Metternich, son seul et véritable amour…

Mais laissons fuir l’ombre légère de la duchesse pour retrouver nos grands messieurs de Castries. Le fief fut acquis en 1495 par Guillaume de La Croix qui, en cette occasion, prit le titre de baron de Castries. Il était alors gouverneur de Montpellier. Son fils Jacques fit élever le château sur les ruines du vieux bâtiment médiéval mais, dès le siècle suivant, celui-ci subissait de sérieux dommages par la faute du duc de Rohan, chef des réformés. Dégâts vite réparés : René Gaspard, qui s’est distingué durant la guerre de Trente Ans, obtient l’érection de sa baronnie en marquisat. Il remet alors en état son château, fait construire le grand escalier, dessiner le parc par Le Nôtre et demande à Riquet, à qui il a fait obtenir la commande du canal du Midi, d’élever l’aqueduc dont dépend la verdure de ses jardins.

Son fils, Joseph-François, épouse la nièce de Mme de Montespan, étonnante jeune femme dont Saint-Simon a tracé le portrait vivant :

« Madame de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau : ni derrière, ni gorge, ni menton ; fort laide, l’air toujours en peine et étonné ; avec cela une physionomie qui éclatait d’esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes et jamais il ne paraissait qu’elle sût mieux que parler français ; mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes avec ce tour unique qui n’est propre qu’aux Mortemart. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans le vouloir être et assenant aussi les ridicules à ne jamais les oublier… Avec sa gloire, elle se croyait bien mariée par l’amitié qu’elle eut pour son mari ; elle l’étendit à tout ce qui lui appartenait et elle était aussi glorieuse pour lui que pour elle. Elle en recevait la réciproque et toutes sortes d’égards et de respects. » Quel portrait, quand on connaît la plume acerbe du mémorialiste !

Hélas, elle meurt jeune et l’époux qu’elle aimait tant se remarie avec la fille du duc de Lévis. Ils vont être les parents d’un grand soldat, l’un des plus grands serviteurs du royaume : Charles-Eugène-Gabriel de Castries qui, marié à seize ans à la petite-nièce du cardinal de Fleury, va trouver le moyen d’être le plus jeune maréchal de camp, le plus jeune lieutenant général, le plus jeune chevalier du Saint-Esprit et l’un des plus jeunes stratèges de France. Il n’a que trente-trois ans quand il remporte la victoire de Clostercamp où meurt le chevalier d’Assas, son jeune voisin dont le château s’aperçoit de la terrasse de Castries. Ministre de la Marine de Louis XVI de 1780 à 1787, il est le maître d’œuvre de la grande expédition navale commandée par l’amiral de Grasse, qui aboutira à la bataille de Yorktown et à la victoire des États-Unis sur l’Angleterre. Il donne, en outre, leurs commandements au bailli de Suffren, à La Motte-Picquet et, soutenu par le roi, il offre à la France la marine la plus forte de l’époque. Malheureusement, la Révolution détruira son œuvre en grande partie. Mais de cette œuvre restent deux éclatants témoignages : le port de Cherbourg et le Code maritime…

Après la prise de la Bastille, le maréchal choisit d’émigrer, puisque apparemment on n’avait plus besoin de lui, mais il voulut servir encore en tentant d’empêcher la publication du Manifeste de Brunswick dont on connaît les désastreux effets. Premier ministre du roi en exil, c’est en exil, au château de Wolfenbüttel, que meurt ce grand homme dont la mémoire devrait être vénérée par d’autres que les siens.

Son fils fut digne de la tradition militaire de la famille.

Le château, lui, avait beaucoup souffert de la Révolution, saccagé, vendu et partagé entre quatorze propriétaires. Ce fut l’époux de notre « duchesse de Langeais » qui réussit à rassembler le domaine et à le restaurer tout en menant à bien une belle carrière militaire. Mais il n’avait pas d’enfants et dut léguer le château et le titre à son neveu Edmond. Soulignons que la sœur de cet Edmond épousa le maréchal de Mac-Mahon… et devint de ce fait « présidente » de la République !

Autres grands soldats ? Henri, qui fut le compagnon de Charles de Foucauld, fondateur du Service historique du Maroc et le conseiller du maréchal Lyautey. Enfin, le général de Castries, grand cavalier devant l’éternel, qui assumera aux yeux du monde l’héroïque défense de Diên Biên Phu… C’est à la paix du château qu’il viendra demander de lui rendre la santé et la sérénité de l’âme.

Heureusement pour lui, le château, qui en avait encore grand besoin, avait été entièrement remis en état à partir de 1936 par un jeune ménage qui y sacrifia vingt ans de son existence : le duc et la duchesse de Castries. Lui s’attaqua aux jardins, elle à l’intérieur, et tout renaquit aussi beau que par le passé, mais plus confortable. Pendant dix ans, la jeune duchesse ne mit pas les pieds à Paris.

Mais peut-être le soin du château n’était-il pas son seul souci. S’y joignait le désir bien naturel de suivre les importants travaux historiques de son époux, une œuvre magistrale qui devait conduire le duc de Castries à l’Académie française. Lui ne vécut pas par l’épée et cependant son talent devait lui en apporter une, prestigieuse !

À sa mort en 1986, le dernier duc de Castries lègue le château à l’Académie française.


HORAIRES D’OUVERTURE

Le château est actuellement fermé pour travaux de restauration.

http://www.institut-de-france.fr/fr/patrimoine-musees/ch%C3%A2teau-de-castries


1- On dit Castries pour le village et Castres pour la famille. Il y a, en effet un autre Castres dans le Tarn. Voir Hauterive (tome 2).

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