Noir est ton cheval, noire ta cape
Noire ta face, noir toi-même,
Oui, tout noir.
C’est peut-être le plus joli château de Bretagne et c’est, à coup sûr, le plus romantique. Au fond d’un vallon forestier, l’un de ces brumeux vallons de l’antique Brocéliande toujours hantée par les ombres légères de l’enchanteur Merlin et de la fée Viviane, Trécesson campe ses schistes mauves et ses poivrières d’ardoise bleue au bord d’un étang silencieux qui prolonge et magnifie ses douves. Le lieu est solitaire et empreint d’une étrange poésie qui s’exalte quand vient la nuit dans le cri des grenouilles et l’appel angoissé des engoulevents. C’est l’heure où le passé revient, où les fantômes reprennent vie.
Le plus touchant de ces fantômes est sans doute celui d’une jeune fille inconnue qui subit là un sort abominable. Si atroce même que le mystère est peut-être né de cette horreur même. Comment oser revendiquer pareil forfait ?
Quoi qu’il en soit, l’histoire se situe vers la fin du XVIIIe siècle, aux vigiles de Noël. Un braconnier de Campénéac, le petit bourg voisin, est venu, de nuit, tendre des pièges aux abords du château dont il peut supposer que le maître, le comte de Châteaugiron, est absent.
L’homme connaît bien le château et ses abords, l’étang surtout où les bêtes vont boire. Il commence à poser des pièges quand un bruit l’arrête, l’oreille aux aguets. Aucun doute, une voiture approche à l’allure réduite qu’impose le mauvais chemin.
Peu soucieux d’être surpris, le braconnier avise un grand arbre, l’escalade et s’arrête le plus haut qu’il peut, comptant sur la nuit et l’entrelacement des branches pour le cacher. Il y est à peine installé que deux hommes masqués apparaissent, menant en bride les chevaux d’une voiture à caisse sombre. Les hommes marchent avec précaution mais l’obscurité totale qui règne au château les rassure vite.
Ils mènent la voiture un peu au-delà de l’étang, allument une torche, sortent pelles et pioches et commencent à creuser un trou juste sous l’arbre où le braconnier guette, partagé entre la peur et une curiosité où se mêle peut-être une agréable attente : pour que ces gens viennent creuser un trou en pleine nuit dans cet endroit retiré, il faut que ce soit pour y cacher quelque chose de bien précieux… et de vaste car le trou s’agrandit. On va sans doute y mettre un gros coffre.
Quand le trou, qui est plus long que large, leur paraît assez grand, les deux hommes masqués s’arrêtent, boivent un grand coup à une gourde que porte l’un d’eux, puis vont ouvrir la portière du carrosse.
À la vue de ce qu’ils en sortent, le braconnier a besoin de toute sa force pour ne pas crier ou se laisser choir car il s’agit d’une jeune fille, bâillonnée qui s’efforce désespérément de se débattre. La lumière de la torche permet de voir qu’elle est aussi belle que terrifiée et, surtout, qu’elle porte une somptueuse toilette de mariée à laquelle rien ne manque, ni le voile de dentelle ni le bouquet. Aucun bijou pourtant.
Ce qui suit est aussi rapide qu’atroce. En dépit de sa résistance, la jeune fille est jetée dans la fosse boueuse.
« Voilà votre lit nuptial, ma sœur, dit l’un des deux hommes, j’espère qu’il vous conviendra. »
En dérisoire linceul, on rabat son voile sur elle puis on se met en devoir de combler la fosse. C’est vite fait et, plus vite encore, les deux misérables font tourner leur voiture, remontent dedans et disparaissent.
Ils ont à peine quitté les lieux que le braconnier est à bas de son arbre. Il n’a rien qui lui permette d’ouvrir la fosse mais il pense qu’au château, même si le maître est absent, il y a des serviteurs. Et il court, il appelle, il réclame du secours. Il ne songe plus à sa propre sécurité car un braconnier risque toujours une sévère punition.
Il parvient à attirer du monde, à commencer par le comte de Châteaugiron qui n’est pas encore parti pour Rennes. Il raconte ce qu’il a vu. On s’empresse. On ouvre la tombe et l’on en tire la malheureuse dans l’état qu’on imagine. Mais son cœur bat encore. Alors on l’emmène au château, on la soigne. En vain. Quelques minutes plus tard, l’inconnue expire pour de bon. Elle sera enterrée dans la petite chapelle du château où, selon la légende, on pouvait, jusqu’à la Révolution, voir son voile et son bouquet exposés.
Selon la légende, en effet. Car l’actuelle propriétaire du château, la comtesse de Prunelé, m’a dit avoir fait fouiller le sol de sa chapelle pour retrouver trace de la jeune victime. En vain. Faut-il supposer que la mariée retrouva le souffle de vie qui lui manqua officiellement et que, pour la soustraire à la vengeance de frères dénaturés, on choisit de laisser croire à sa mort ? C’est ce que, personnellement, j’ai fait dans l’un de mes romans dont la mariée de Trécesson est le personnage féminin central1.
Mais l’inconnue n’est pas le seul fantôme qui ait choisi de hanter Trécesson. Il y existe une chambre, une très belle chambre qu’il n’était guère de mise d’offrir à un ami de passage. L’imprudent qui s’y installait à certaine date risquait d’avoir les nerfs soumis à rude épreuve. En effet, au cœur de la nuit, il pouvait voir des valets apporter une table pour un souper. Deux gentilshommes venaient y prendre place, dînaient puis se mettaient à jouer aux cartes. La partie tournait mal. Après les cartes, les épées étaient tirées et l’un des deux gentilshommes s’écroulait, mortellement frappé.
Légende aussi, cette curieuse histoire ? Un Anglais s’inscrirait en faux. Un Breton aussi et, après tout, les choses qui échappent à l’entendement humain sont infiniment plus nombreuses que nous ne pouvons l’imaginer.
Après les histoires de Trécesson, l’Histoire. Le château semble avoir été bâti sous sa forme actuelle – restaurée au cours des siècles et rendue plus agréable à vivre – entre 1370 et 1380 par le chambellan du duc Jean IV de Bretagne, et son épouse Olive de Quélen. Mais, bien avant cette date, les Trécesson, qui portaient « de gueules à trois chevrons d’hermine » avec la fière devise « Plutôt rompre que plier », possédaient là une maison forte puisque le premier « machtyern de Treb-Wisson » Rywalt, y habitait en 883. Cette puissante race bretonne s’éteignit en 1440 ou plutôt tomba en quenouille. Restait une fille, Jeanne, qui épousa Éon de Carné, lequel prit à son tour le nom et les armes de Trécesson.
Et les lignées continuent, issues de ce couple : nobles seigneurs, grandes dames comme cette Marie-Jeanne qui, à la mort de ses parents, fut recueillie par sa tante, la marquise du Plessis-Bellière, amie intime du surintendant Fouquet, et porta, en Piémont, le vieux sang de ses pères après avoir été assez liée avec le cardinal Mazarin. Devenue demoiselle d’honneur de la duchesse de Savoie et la maîtresse de son fils, Marie-Jeanne finit par épouser le comte de Cavour, s’inscrivant ainsi dans les ancêtres de l’illustre homme d’État italien.
Puis, en 1754, la lignée s’achève à nouveau par une femme, Agathe, qui épouse à Rennes, le 14 octobre, René-Joseph Le Prestre, comte de Châteaugiron et marquis d’Espinay. Celui qui, en principe, recueillit la mystérieuse mariée.
Vint la Révolution. Le comte de Châteaugiron émigre en 1790 mais sa femme et ses filles demeurent. Elles seront arrêtées à Évreux en gagnant Paris où on les emprisonne le 28 décembre 1793. Grâce à leur fils et frère, aide de camp de Marceau, elles seront relâchées peu après mais, dès cette époque, le joli château ne leur appartient plus. L’émigré l’a vendu en février 1793 à Nicolas Bourelle de Sivry et elles ne le reverront plus.
La mort du jeune général Marceau empêchera Sophie, la sœur de son ami, de devenir l’épouse du héros républicain. Finalement Sophie épousera un secrétaire d’ambassade, M. Dodun.
Le nouveau propriétaire, Nicolas de Sivry, était un homme de finances. Payeur général des armées républicaines à Brest puis à l’armée d’Italie il devint trésorier général du département d’Ille-et-Vilaine.
Ce fut lui qui accueillit et cacha à Trécesson le député girondin Jacques Defermon ; ancien président de l’Assemblée nationale qui devait être, plus tard, ministre et comte de l’Empire. Ainsi en allait-il chez ces hommes qui, ayant choisi la République en conscience, refusaient de sanctionner les excès où l’entraînaient de sanglants arrivistes.
Aux Sivry enfin, succédera leur petite-fille, Alice de Perrien de Crenan, qui épousera d’abord le baron de Montesquieu puis le comte Antoine de Prunelé en 1917. Ce fut lui qui acheva la restauration extérieure du château et effectua la restauration intérieure pour la plus grande joie de ses descendants qui entretiennent Trécesson avec un soin pieux.
HORAIRES D’OUVERTURE
Le château est ouvert seulement une partie de l’été jusqu’au 15 août, de 10 h 30 à 12 h 30 et de 14 h à 16 h.
1- Le Gerfaut des brumes.