L’Élysée Folies en tout genre

Cette bâtisse trop froide n’a pas été trempée par le jeu de l’Histoire. Trop peu d’événements historiques ! Trop peu d’hommes illustres !

Général de GAULLE

Inutile d’ajouter que le Général n’aimait pas l’Élysée. Il jugeait cette maison frivole et peu adaptée aux exigences du pouvoir. On sait qu’il lui eût cent fois préféré Vincennes, plus inconfortable et plus austère mais plus noble. Néanmoins, il sut s’en contenter sans songer un instant qu’il allait apporter à la demeure de tant d’êtres farfelus cette grandeur qui lui manquait mais qui n’est pas forcément transmissible.

Remontons à présent les siècles.

La construction du palais de l’Élysée, résidence parisienne et habituelle du président de la République, a eu deux causes initiales, totalement différentes et cependant liées l’une à l’autre : un mariage arrangé, véritable mésalliance, et une exigence du Régent. Le premier précédant l’autre.

Dans les toutes premières années du XVIIIe siècle, l’aimable Louis-Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux et colonel-général de cavalerie, se retrouve soudain d’autant plus impécunieux que son régiment représente pour lui une lourde charge. Cette grande disette d’argent tient à ce que ses parents, le duc de Bouillon et Marie-Anne Mancini, dernière des nièces du cardinal Mazarin, ont allégrement dévoré en folies de toutes sortes une fortune cependant considérable et due tout entière au cher oncle. En effet, la duchesse, ravissante mais acariâtre et débauchée, n’a jamais su garder d’argent. Pour comble de disgrâce, elle s’est laissé compromettre, avec sa sœur Olympe, comtesse de Soissons, dans la dangereuse affaire des Poisons et a dû prendre le large. C’est dire que son époux n’a pas eu la vie heureuse, d’autant que le sort l’a nanti d’un frère, homme d’Église cependant, mais que la charge de Grand Aumônier de France n’a pas guéri d’un goût prononcé pour les enfants de chœur.

Grâce à ce concours de circonstances, l’héritier d’un des plus beaux noms de France, parvenu à l’âge de trente ans, se trouve réduit aux expédients. Et c’est pour tenter de le tirer d’affaire que le comte de Toulouse, fils légitimé du roi Louis XIV et de Mme de Montespan, lui propose un beau matin un riche mariage, et même un mariage fabuleux à condition qu’il ait la sagesse d’accepter un beau-père de basse extraction. Quel beau-père ? Le financier Crozat que l’on a surnommé Crozat le Riche pour le distinguer de son frère puîné Crozat le Pauvre, lequel était déjà passablement riche.

De toute évidence, le nom dut arracher une grimace au jeune comte d’Évreux qui, cependant, n’avait pas lu Saint-Simon : « Crozat était du Languedoc, écrit le mémorialiste, où il s’était fourré chez Pennautier en fort bas étage. On a dit qu’il avait été son laquais. Il fut petit commis et parvint à devenir caissier. Il donna dans la banque, dans les armateurs et devint l’homme le plus riche de Paris. Le roi voulut qu’il fût intendant du duc de Vendôme. Il était glorieux à proportion de sa richesse. »

En fait, Crozat, qui est très habile financier, a surtout fait fortune en obtenant le privilège du commerce avec la Louisiane. Il se double d’un mécène et le bel hôtel qu’il vient de faire construire place Louis-le-Grand (notre place Vendôme) s’emplit de collections où se côtoient Titien, Tintoret, Van Dyck et autres seigneurs d’égale importance, que Catherine II rachètera par la suite.

Secrétaire du roi qui l’a fait marquis du Chastel, Crozat pourrait fournir une copie de l’image élégante du surintendant Fouquet de fastueuse mémoire. Malheureusement, il n’est pas aussi raffiné et surtout il est snob comme il n’est pas permis. Et follement désireux de se faire une place dans une société qui ne semble pas tellement pressée de l’accueillir.

L’idée de marier sa fille à un La Tour d’Auvergne, cousin du roi, lui met la tête à l’envers et lui vaut, de la part de son épouse, une scène en tout point digne de Molière. Car, fidèle au modèle de la sage Madame Jourdain, Mme Crozat, bien qu’appartenant à une excellente famille bourgeoise, n’approuve ni les prétentions nobiliaires de son époux ni les dépenses folles auxquelles il se livre pour « régaler » des gens qui ne songent qu’à profiter de sa fortune.

La scène se prolonge. Décidément, Mme Crozat n’a aucune envie de devenir la belle-mère d’un comte d’Évreux dont on clabaude un peu partout les succès féminins. Mais les lois de l’époque donnent tous pouvoirs au père de famille et, au printemps de l’an 1706, la jeune Anne-Marie Crozat, qui n’a guère plus de douze ans, épouse Henri-Louis qui en a vingt de plus.

Mariage somptueux dans le bel hôtel paternel mais mariage blanc : en échange de la dot royale qu’il reçoit, M. le comte d’Évreux n’accorde à Mlle Crozat que la joie contestable de devenir comtesse. Sa personne, estime-t-il, n’a rien à faire dans cette histoire de gros sous. Au soir de ses noces, le jeune époux salue courtoisement celle qu’il appelle son « petit lingot d’or » et s’en va passer la nuit chez sa maîtresse en titre.

On peut admettre que la mariée est un peu jeune mais l’âge est alors de peu d’importance. En outre, Anne-Marie est loin d’être laide. C’est une jolie fille brune avec des yeux noirs magnifiques et qui en grandissant va encore embellir. D’autant qu’elle a le bon esprit de cultiver aussi bien ses connaissances que sa personne dans l’espoir d’attirer enfin l’attention d’un époux qu’elle adore en silence. Résultat : à vingt ans, Anne-Marie est devenue non seulement une jolie femme mais une grande dame.

Contrairement à ce qui se produit généralement en pareil cas, le comte d’Évreux est peut-être un mari volage, un mauvais mari mais ce n’est pas un mari dépensier. Tout au contraire. Entré en possession d’une fortune inespérée, il se met en devoir de l’augmenter et, pour éviter les frais, s’est installé dans l’hôtel de son beau-père, ce qui lui évite d’entretenir une maison. En outre, il ne cesse de briguer des charges royales afin d’arrondir son magot. C’est ainsi qu’il harcèle le Régent pour obtenir de lui la capitainerie des chasses de Monceaux.

Or, Philippe d’Orléans, fin psychologue, se prend un jour à confesser la jeune comtesse d’Évreux et, à sa grande stupeur, finit par apprendre que son époux n’a jamais daigné en faire sa femme selon l’amour. Généreuse, Anne-Marie attribue ce dédain au fait qu’elle et son époux habitent toujours l’hôtel du financier et que cette cohabitation rappelle trop quotidiennement ses origines plébéiennes.

Fort de cette confidence, le Régent convoque le mari récalcitrant et lui tient à peu près ce langage : « Vous aurez votre capitainerie et je vous en porterai le brevet moi-même quand vous habiterez un hôtel vous appartenant. »

C’est un ordre déguisé. Aussitôt Évreux se met en campagne, achète au financier Law un terrain de mille deux cents toises d’une valeur de 77 090 livres situé sur l’ancien « marais des Gourdes ». Comblés, ces marais forment à présent un beau terrain situé entre le Grand Cours – futurs Champs-Élysées – et le village du Roule.

L’architecte Mollet se met au travail sur ce terrain et, à la fin de l’année 1718, l’hôtel d’Évreux est inauguré au cours d’une fête donnée dans les salons du rez-de-chaussée. Il n’est pas question de visiter le premier étage car, toujours fidèle à son avarice, le maître des lieux n’a pas jugé utile de le faire décorer. Il n’en reçoit pas moins le brevet tant désiré mais ne s’en va pas pour autant frapper à la porte de sa femme.

C’est au cours de cette fête inaugurale que la jeune Anne-Marie comprend son erreur en voyant la maîtresse en titre de son époux, la duchesse de Lesdiguières, s’efforcer de prendre ouvertement sa place. Elle sait à présent qu’elle ne sera jamais la femme de son mari et d’ailleurs elle s’aperçoit en même temps d’une étrange opportunité : elle ne le souhaite plus.

Quelques mois plus tard, après avoir demandé la séparation de corps et de biens, Anne-Marie quittait l’hôtel d’Évreux pour rentrer chez son père où elle mourut en 1729, à peine âgée de trente-cinq ans. De son côté, le mari, usé par les débauches, apoplectique et retombé en enfance, trouva le moyen de lui survivre de nombreuses années dans le palais qu’il avait fait construire et où il entretenait un train chiche. Ce n’était plus guère qu’un déchet humain quand la mort le prit en 1753. Quelques mois plus tard, l’hôtel d’Évreux devenait la propriété de la marquise de Pompadour.

Quand elle achète l’hôtel, la marquise n’est plus favorite qu’en titre. Sa santé jointe à une certaine froideur de tempérament lui interdit l’alcôve royale mais elle demeure pour Louis XV la confidente, l’amuseuse, l’amie irremplaçable. Elle le demeurera encore plus de dix ans mais, elle le sait, sa situation de maîtresse platonique a des pieds d’argile. Le roi tient à elle, certes, mais qui peut dire si son cœur et surtout ses sens ne vont pas un jour ou l’autre l’attacher à quelque jolie femme particulièrement habile… aussi habile qu’elle l’a été elle-même ?

La Pompadour sait également qu’ils sont nombreux ceux qui, sous les lambris dorés de Versailles, la détestent et guettent sa chute. Alors, elle s’est cherché à Paris une maison agréable, une maison qui sera la sienne, achetée par elle, payée de ses deniers, arrangée selon son goût. Ce sera l’hôtel d’Évreux qui d’ailleurs gardera ce nom.

Tout de suite elle s’est mise à l’œuvre, remaniant profondément les intérieurs, décorant enfin le premier étage qui a été beaucoup négligé, attirant à elle selon son habitude les meilleurs artistes du temps afin de recevoir un jour le roi dans un cadre digne de lui et digne d’elle. En réalité elle ne séjournera pas beaucoup dans sa belle maison parisienne car Louis XV ne permet guère qu’elle s’éloigne de lui.

Alors, elle y installe son frère, le marquis de Marigny, qui est surintendant des Bâtiments du roi, et aussi son fidèle intendant à elle, Collin. C’est au marquis que Paris est redevable de l’avenue qui porte aujourd’hui son nom. C’est encore lui qui donnera leur forme définitive aux jardins du futur Élysée après l’échec du fameux potager de Mme de Pompadour. La marquise souhaitait en effet un potager aussi beau que celui du roi à Versailles mais les débuts de ses installations soulevèrent une véritable tempête chez les Parisiens : le potager barrait le Grand Cours et la popularité de la favorite n’avait rien à y gagner.

Quand meurt la marquise, le 15 avril 1764, c’est le roi qui hérite de l’hôtel mais seulement de l’hôtel : le mobilier et les collections sont dispersés au feu des enchères. De quoi faire rêver un commissaire-priseur du XXIe siècle !

Curieusement Louis XV décide que l’hôtel d’Évreux servira désormais à loger les ambassadeurs étrangers. Ce sera l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires. Comme le roi décide en même temps d’y empiler les meubles et objets du mobilier royal, car le garde-meuble n’est pas encore construit, aucun ambassadeur ne s’aventure dans ce fatras. Il y aurait trouvé à peu près autant de confort que dans une boutique de brocanteur.

Quand l’architecte Gabriel eut construit les deux palais à colonnades qui honorent toujours la place de la Concorde, l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires perd à la fois son nom et sa fonction de garde-meuble. On le vide consciencieusement. Louis XV, ne sachant plus qu’en faire alors, le vend à l’abbé Terray, son contrôleur général des Finances qui, en bon collecteur d’impôts, est extrêmement impopulaire. C’est de son nom qu’une nuit un Parisien facétieux recouvrit la plaque indiquant la rue Vide-Gousset.

Terray est aussi un homme prudent. Le joli palais planté en plein milieu de Paris lui paraît un peu trop voyant et il se hâte de le vendre sans l’avoir jamais habité. Il le vend à un financier, le richissime Nicolas Beaujon, qui le paie un million de livres et s’y installe aussitôt que possible.

Si le comte d’Évreux ne s’est intéressé qu’au rez-de-chaussée, Beaujon, lui, s’occupe surtout du premier étage et de ses appartements privés. Sous son règne, « l’hôtel Beaujon » connaît un luxe et un raffinement plus grands encore qu’au temps de Mme de Pompadour. Que l’on juge plutôt d’après ce passage du livre que Merry Bromberger consacra à l’Élysée au temps du financier : « Son lit était une corbeille de roses peintes ; un jeu de glaces le faisait s’éveiller le matin dans ses draps de linon au milieu des parterres de fleurs étendus sous ses fenêtres. Le soir, il se couchait dans une féerie : on éclairait pour enluminer ses rêves les arbres et les statues du parc de feux de Bengale couleur d’or en fusion. Sa salle de bains, tendue de mousseline à petits bouquets doublée de rose était si ravissante que Mme Vigée-Lebrun venue pour faire le portrait de Beaujon voulut absolument s’y baigner. »

Ajoutons que l’un des salons du rez-de-chaussée porte le nom évocateur de salon d’argent ! On pourrait imaginer que l’usager de tant de merveilles est quelque beau jeune homme, un rien éphèbe, quelque Narcisse passionnément épris de sa propre beauté ? Il n’en est rien. Ce serait même une tragique erreur car à cinquante-sept ans – quand il achète l’hôtel en 1775 – Beaujon est obèse, perclus de rhumatismes et ne se déplace que dans une petite voiture. Il ne voit plus très clair, n’entend plus très bien et son estomac délabré lui interdit de goûter aux fabuleux festins qu’il offre royalement à ses innombrables amis. Quant aux femmes, s’il les adore, il n’y touche plus guère mais il aime à s’en entourer comme il aime à s’entourer de fleurs.

Ainsi, le soir, laissant ses hôtes festoyer, il se retire dans sa chambre avec tout un bouquet de jolies femmes qui s’installent autour de son lit pour bavarder, rire et parfois chanter. Il les appelle ses berceuses et choisit toujours les mêmes, la favorite étant une certaine Mme de Falbaire entre les bras de laquelle d’ailleurs il s’éteindra le 20 décembre 1746, inaugurant ainsi sans le vouloir une sorte de tradition à laquelle l’un des présidents de la IIIe République sacrifiera tout aussi involontairement.

Mécène fastueux, hôte royal, Beaujon était surtout un homme simplement généreux. Deux ans avant sa mort, il avait fait construire au faubourg du Roule un grand hospice pour les indigents qui est devenu par la suite l’hôpital Beaujon.

La femme qui va lui succéder dans son palais portera devant l’Histoire le nom bizarre de citoyenne Vérité.

Pourtant, quand elle achète l’hôtel Beaujon après la dispersion aux enchères des trésors accumulés par le financier, Louise-Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon par son mariage, n’imagine guère qu’elle portera un jour ce nom baroque. Elle a trente-sept printemps et sait déjà que ni un grand nom ni une belle fortune ne peuvent apporter le bonheur.

Elle y croyait pourtant quand, à vingt ans, elle épousait par amour – amour payé de retour – le fils aîné du prince de Condé, le jeune duc de Bourbon. Elle a alors connu quelques mois de bonheur dans un décor que, cependant, on n’imagine guère créé pour ce tendre mot, le Palais-Bourbon, ce monument imposant et vaguement rébarbatif où s’agitent périodiquement nos députés.

Mais après la naissance d’un fils qui sera le jeune et malheureux duc d’Enghien, le fusillé des fossés de Vincennes, Louise-Bathilde a perdu tout intérêt pour son époux qui le lui fait savoir sans trop de délicatesse. Un jour, en effet, où elle s’apprête à partir pour le château de Chantilly, domaine privilégié des Condé, la jeune femme reçoit un billet aux termes peu équivoques : « Il est inutile, Madame, que vous preniez la peine de venir nous trouver car vous déplaisez autant à mon père qu’à moi-même et à toute la société. » On ne saurait être plus brutal.

Privée d’un fils qu’elle ne voit jamais, chassée de sa demeure normale, Louise-Bathilde cherche à se consoler et prend des amants : le chevalier de Coigny, le comte d’Artois qui la traite d’une manière indigne et quelques autres moins connus. Jusqu’à ce qu’elle rencontre l’amour sous les traits d’Alexandre de Roquefeuille, jeune officier de marine dont elle a une fille, Adélaïde-Victoire, qu’elle fait élever auprès d’elle en la faisant passer pour sa filleule.

Quand la duchesse réussit à acheter l’hôtel Beaujon, elle en éprouve une grande joie et se hâte de le débaptiser : ce sera désormais l’Élysée-Bourbon. Elle va y mener une vie de femme du monde dépourvue d’aventures. La mort du jeune Roquefeuille qui s’est noyé en 1785 dans la rade de Dunkerque l’a dégoûtée de l’amour et lui a laissé un véritable chagrin.

N’ayant plus d’amants, elle se trouve des passions platoniques et se tourne vers les sciences occultes. Le magnétisme, dont le grand prêtre Mesmer attire tout Paris autour de son fameux baquet, trouve une adepte passionnée en la duchesse de Bourbon. Ensuite, elle s’engoue du Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin, de qui la postérité tiendrait la formule promise à un bel avenir : Liberté, Égalité, Fraternité. Avec lui, des philosophes fumeux, une voyante à moitié folle qui se fait appeler la Mère de Dieu envahissent les salons de l’Élysée et y prennent leurs habitudes jusqu’à ce qu’éclate la Révolution.

Cette Révolution, Louise-Bathilde l’approuve d’autant plus que son frère, le duc Philippe d’Orléans, en est l’un des meneurs. Et, le jour où il s’affuble du sobriquet de citoyen Égalité, sa sœur se hâte de devenir la citoyenne Vérité.

Elle n’en est pas moins obligée de s’enfuir et de gagner son château de Petit-Bourg où elle est tout de même arrêtée et conduite à la prison de la Force. Condamnée à mort, elle ne doit son salut qu’à la chute de Robespierre mais ce n’est qu’en 1797 qu’elle pourra enfin rentrer chez elle et retrouver son petit palais parisien. Et dans quel état !

Dépouillé, ravagé par les invasions populaires, l’Élysée-Bourbon aurait besoin, pour retrouver son aspect d’antan, de beaucoup plus d’argent que n’en possède sa propriétaire. Elle en loue alors le rez-de-chaussée à un couple de commerçants, les Horvyn, qui entreprennent de l’exploiter. De palais quasi royal, l’Élysée devient bal public (il convient de préciser que, durant la Révolution, il avait abrité successivement une imprimerie et une salle des ventes). Et quel bal public ! Grisettes et soldats y côtoient les merveilleuses les plus dévêtues. On y danse, on y boit, on y fait l’amour et, s’il n’y avait pas tant de courants d’air, on pourrait dire que l’Élysée est devenu simplement une maison close.

Il va falloir la lourde main de Napoléon Ier et son goût de l’ordre pour refaire une dignité à l’ancien hôtel d’Évreux. Le 6 août 1805, Joachim Murat, maréchal de France et beau-frère de l’Empereur par son mariage avec sa sœur Caroline, prend possession de… l’Élysée-Napoléon. Percier et Fontaine, les décorateurs de l’Empire, se sont mis à l’œuvre. La demeure retrouve éclat et luxe. Murat et son état-major y étalent leurs plumets et leurs bottes étincelantes. Caroline, elle, y reçoit ses amants durant les absences fréquentes de son époux. Sans trop de discrétion, il faut bien l’avouer.

Ainsi, devenue la maîtresse de Junot, gouverneur de Paris, elle se fait raccompagner par lui après le théâtre et laisse l’équipage du gouverneur stationner toute la nuit dans la cour afin que nul n’ignore où se trouve Junot et à quoi il s’occupe. Un soir, l’épouse de Junot, Laure, se voit oubliée elle aussi dans la voiture. Elle s’en vengera en compagnie de Metternich alors ambassadeur d’Autriche en France et qui, entre parenthèses, a été précédemment l’amant de Caroline.

Les turbulents Murat devenus roi et reine de Naples, Napoléon reprend le palais. Ce sera pour le donner à Joséphine au moment du divorce, mais l’impératrice répudiée ne l’habitera presque pas et ne le gardera que deux ans.

En 1815, après Waterloo, c’est le tsar Alexandre Ier qui s’installe à l’Élysée tandis que ses cosaques campent tout autour.

Intermède de jeunesse et de gaieté quasi familial, le duc de Berry et sa jeune épouse, Marie-Caroline de Naples, la duchesse Vif-Argent, viennent habiter l’Élysée. La duchesse y installe une petite cour aussi joyeuse qu’elle-même et y donne quelques bals mais, en contrepartie, y vivra un effrayant désespoir quand le coup de couteau de Louvel aura fait d’elle une trop jeune veuve. Elle n’y restera plus longtemps.

Autre possesseur fugitif : le prince Louis Napoléon quand il devient le premier président de la IIe République. Il ne restera à l’Élysée que le temps de devenir empereur et partira alors s’installer aux Tuileries.

Après Napoléon III, la République reprend ses droits et ne les cédera plus. Les présidents se succèdent sous les lambris dorés qui deviennent avec le temps un peu poussiéreux. Certains y meurent : Sadi Carnot, assassiné par Caserio, le sévère et intègre Paul Doumer assassiné par Gorgulov et, entre eux, le fameux Président-Soleil, Félix Faure, qui s’éteint entre les bras de sa maîtresse, la belle Mme Steinheil.

D’autres y apportèrent leur bonhomie, leur sagesse, leur talent d’homme d’État… ou leur insignifiance…

Avec l’épouse de Vincent Auriol, premier président de la IVe République s’ouvrit l’ère des maîtresses de maison. Mme Auriol apportait avec elle son goût très sûr, son élégance et une certaine autorité. Elle commença par débarrasser l’Élysée d’une hideuse verrière qui encombrait la moitié de la cour d’honneur et défigurait la façade, redonnant au petit palais sa grâce d’origine. L’intérieur suivit et les réceptions officielles cessèrent d’être des corvées pour devenir d’élégantes réunions mondaines. L’y aidait sa belle-fille Jacqueline, ravissante jeune femme passionnée d’aviation qu’un grave accident défigura sans réussir à abattre son courage : après plusieurs interventions chirurgicales, elle reprit les commandes et apporta à la France plusieurs trophées inscrivant le nom de Jacqueline Auriol au palmarès des grandes aviatrices.

Vinrent la Ve République et le règne du Général ! Sous les rayons de sa puissante personnalité, son épouse, née Yvonne Vendroux et devenue « tante Yvonne » pour la France entière, géra avec discrétion mais non sans fermeté la vie quotidienne de la demeure présidentielle que l’on quittait chaque semaine pour regagner la chère demeure de Colombey-les-Deux-Églises…

Georges Pompidou, normalien lettré, passionné d’art contemporain et de poésie française – il en écrivit une anthologie –, gardait bien évidentes ses racines terriennes, les joignant à son sens de l’État et à ses talents de financier qui laissaient prévoir un grand septennat, peut-être deux. Sa mort priva la France d’un grand président !

Avec Valéry Giscard d’Estaing, brillant financier, la vie à l’Élysée prit une tournure inattendue : le Président y invitait ses éboueurs à prendre leur petit-déjeuner avec lui. Par ailleurs, il s’invitait de temps à autre à dîner chez un couple de Français modestes en prenant soin de se faire précéder par un traiteur de bon aloi…

Avec François Mitterrand, l’Élysée, tout en gardant son lustre présidentiel, aborda le temps des secrets. Danielle, son épouse, s’intéressait davantage aux révolutionnaires sud-américains qu’aux réceptions d’une demeure où du reste elle ne vivait pas. Un conseiller du Président, François de Grossouvre s’y suicida mais on y vit fleurir, un beau jour, la jeune Mazarine, la fille cachée du Président. Aussi bien que la maladie qu’il se refusait à révéler…

Avec Jacques Chirac, grand cœur, grande gueule – à tous les sens du terme – et vitalité garantie, le petit palais vécut à cent à l’heure… mais bénéficia des talents de maîtresse de maison qu’apportait avec elle Bernadette Chirac, parfaite épouse, femme de tête, mère déchirée… et conseiller général de Corrèze qui, tout en gardant à son mari un amour intact, sut se tailler sa propre popularité avec des œuvres caritatives aussi originales – les pièces jaunes ! – que bienvenues… Une grande Première Dame !

Tout change de nouveau avec Nicolas Sarkozy que l’on a pu voir, à peine élu, faire des efforts pathétiques pour retenir son épouse Cécilia que la fonction ne tentait absolument pas ! Divorce suivi presque aussitôt d’un remariage avec une fort jolie femme, Carla Bruni, chanteuse et ancien top-modèle. Avec elle, la guitare et le monde du spectacle sont entrés en familiers à l’Élysée mais leur éclat tapageur vient de faire silence pour l’événement le plus joli qui se soit produit sous les plafonds dorés de la République : la naissance d’une petite Giulia…

Quant à la suite… Qui vivra verra !


Le palais de l’Élysée est ouvert uniquement durant les Journées du patrimoine.

http://www.elysee.fr

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