Montségur-sur-Lauzon Un amour d’outre-tombe

Hélas ! Comment serais-je charmante et belle ?

Ma joue est pâle et la terre est ma demeure…

Ancienne ballade danoise…

Quelques pans de murailles, une ancienne chapelle que la municipalité restaure avec soin, c’est tout ce qu’il reste d’un château où s’est déroulée, jadis, l’une des plus étranges, des plus dramatiques aventures vécues par un homme. Une de ces aventures qui frappent au point de changer une destinée…

Un jour de juillet 1745, le jeune baron de Clansayes qui a réuni dans son manoir proche de Saint-Paul-Trois-Châteaux une bande d’amis de son âge leur propose une excursion qu’il espère agréable. Il fait un temps superbe, la campagne embaume la lavande et le romarin et l’idée d’une promenade est accueillie avec plaisir. Le but proposé est le vieux château de Montségur-sur-Lauzon, une antique forteresse en partie ruinée mais suffisamment imposante et, surtout, pourvue d’une réputation assez sinistre pour être intéressante. On dit, en effet, que le château, déserté par ses propriétaires depuis une trentaine d’années, est hanté et, du plus loin qu’ils aperçoivent sa sombre silhouette dressée au bord d’un champ en pente raide menant à un ravin abrupt, les gens du pays se signent et ôtent leur bonnet comme devant un enterrement. Signe de respect, dit-on, envers les âmes de tous ceux qui sont passés là de vie à trépas…

En effet, Montségur appartenait jadis au terrible baron des Adrets, le célèbre et redoutable chef protestant qui, au temps des guerres de Religion, s’entendait si bien à exterminer ses ennemis prisonniers de la manière qui pouvait leur être la plus désagréable. Comme le catholique Blaise de Montluc, le baron maniait la torture en virtuose et savait accompagner une mort d’une éternité de souffrances. Son ombre, à ce que l’on disait, planait toujours, par les nuits sans lune, sur son ancien repaire.

Naturellement, les vieilles histoires n’impressionnaient pas la jeune bande qui s’embarquait si joyeusement pour le château, mais ajoutaient au plaisir qu’elle anticipait. On allait chasser le fantôme entre amis ! Et les deux plus ardents à cette battue d’un nouveau genre étaient le vicomte Henri de Rabasteins, un jeune Gascon de vingt-deux ans, et son ami Beaumont. Ils se promettaient bien d’exorciser les pires légendes.

Encore meublé en partie, le château a un gardien, un vieil homme laissé là par la propriétaire, la comtesse de Pracomtal qui entend que sa maison ne soit point trop à l’abandon, même si elle ne l’habite pas… Mais, en fait, l’intérieur présente peu d’intérêt : il y a surtout beaucoup de poussière et la jeune bande, un brin déçue, parcourt les cours noircies, les chemins de ronde, les salles désertes. Soudain, dans le champ en pente au bord duquel s’élève le château, quelqu’un avise une croix de pierre. Enfin quelque chose d’intéressant !

On se précipite, on se penche. Gravés dans la pierre il y a un nom, une date : « Lucie de Pracomtal, 25 juin 1715… » Alors, on appelle le vieux gardien, on l’interroge. Et il raconte…

Trente ans plus tôt, presque jour pour jour, il y avait fête dans le château encore bien vivant. La fille de la comtesse de Pracomtal, Lucie, qui avait dix-huit ans, épousait le jeune vicomte de Quinsonas qui en avait vingt-cinq. Tous deux étaient jeunes, beaux, riches, tous deux s’aimaient – ce qui était rare ! – et tout le monde autour d’eux était heureux, ou tout au moins joyeux… jusqu’à ce petit incident qui, à la fin du festin, jeta un froid.

En effet, au moment du dessert, la nouvelle vicomtesse de Quinsonas, en voulant séparer une amande double pour en offrir la moitié à son époux, brisa du même coup l’anneau de mariage tout neuf qui ornait son annulaire depuis si peu de temps. Elle pâlit, voyant dans ce petit accident un mauvais présage en dépit du tendre réconfort prodigué par son époux et de ses plaisanteries sur la hâte qu’elle avait mise à se « démarier » elle-même. Bientôt, d’ailleurs, le sourire lui revint et l’on sortit de table pour d’autres plaisirs.

En attendant le grand bal du soir quelqu’un proposa une partie de « cligne-musette » (cache-cache), en disant qu’un vieux château est réellement l’endroit rêvé pour ce jeu si amusant. La proposition fut accueillie avec enthousiasme. C’est le marié qui « s’y colla » le premier. Mais, avant de se laisser bander les yeux, il alla embrasser sa femme :

— Vous ne saurez jamais vous cacher assez bien, mon cœur. Je vous aime trop pour ne pas aller vers vous immédiatement, même si je gardais les yeux bandés…

Et l’on se dispersa. La partie dura longtemps. Le château retentit de cris, de rires, d’appels, de portes qui claquaient et de galopades. Mais quand la compagnie, hors d’haleine, se retrouva dans la grande salle, il fallut bien se rendre à l’évidence : Lucie manquait à l’appel.

Pendant des heures, on la chercha, criant son nom, fouillant partout. Les invités, les gardes, les serviteurs, les paysans qui dansaient dans la cour, tout le monde s’y mit. Rien ! On pensa alors aux ravins. On y descendit avec des cordes, des lanternes car la nuit était venue.

On pensa même à des bohémiens qui avaient campé près du château jusqu’à la fin de l’après-midi et, songeant que peut-être ils avaient enlevé la jeune femme à cause de ses joyaux, on se lança sur leurs traces mais, naturellement, ils étaient innocents. Sans rancune devant le désespoir de Mme de Pracomtal, une vieille bohémienne lui prédit : « Tu reverras ta fille un jour mais je ne peux te dire ni quand ni comment… »

Faible consolation ! Peu à peu, avec le temps, l’espoir de retrouver Lucie vivante s’estompa. On pensa qu’elle avait quitté le château, était tombée dans quelque ravin trop profond, ou qu’elle avait été victime d’une bête sauvage. Le deuil s’installa et aussi la légende d’une dame blanche qui, la nuit, errait en pleurant. Incapable de supporter plus longtemps cette demeure où sa fille avait disparu si tragiquement, Mme de Pracomtal la ferma, la quitta, se contentant d’y laisser le gardien, et elle alla s’établir à Valence où elle consacra son temps à Dieu et aux bonnes œuvres…

Ce récit tragique, fait par un témoin oculaire, a considérablement ralenti la gaieté des jeunes visiteurs. Afin de la retrouver ils vont s’installer au pied des vieilles murailles pour déjeuner sur l’herbe. Henri de Rabasteins a préféré s’isoler. Il n’a pas faim. L’histoire qu’il vient d’entendre l’a bouleversé. Assis sur un muret de pierres sèches, il rêve en caressant distraitement le gros chat gris qui est l’habituel compagnon du vieux gardien et qui semble l’avoir pris en amitié. Ses pensées sont ailleurs : elles suivent une forme blanche, un visage rayonnant et blond sous un voile de dentelle. Il n’en distingue pas les traits. Il sait seulement que cette Lucie disparue si mystérieusement l’attire… Son ami Beaumont qui le rejoint lui déclare tout net qu’il a bien l’air d’être en train de tomber amoureux d’une ombre… Pour lui, l’affaire est claire : Lucie n’aimait pas Quinsonas autant qu’on l’a dit et elle a profité du jeu pour filer avec celui dont elle était vraiment amoureuse. Mais Rabasteins refuse une explication qui ternit l’image rayonnante dont il est si étrangement habité. Il proteste même quand quelqu’un propose, comme jadis, une partie de cligne-musette mais, pour ne pas faire figure de rabat-joie, il finit par rejoindre les autres.

Bientôt, il se prend au jeu, un jeu qui, pour lui, est une façon comme une autre de se lancer à la poursuite de l’ombre blanche qui le hante. De couloirs en salles vides, il parvient dans une pièce basse et voûtée sur laquelle ouvre un corridor obscur. Il hésite à s’y engager car on n’y voit rien, quand il entend des pas derrière lui. Pour ne pas être découvert, il entre dans le couloir obscur, s’appuie contre la muraille pour être encore moins visible quand, soudain, il sent que le mur cède sous son dos.

Pensant avoir affaire à quelque porte mal fermée, il entre et rabat sur lui un panneau qui lui paraît habillé de bois et se referme aussi silencieusement qu’il s’est ouvert. Henri n’y voit rien. L’obscurité est complète, l’endroit sent le renfermé. Et, comme il a entendu décroître les pas de celui qui l’a fait se cacher, il cherche à sortir ; mais ne trouve sous ses mains ni serrure, ni loquet, ni verrou : rien que des planches lisses… C’est un garçon courageux mais le cœur lui bat tout de même un peu vite. Il s’est laissé bêtement enfermer dans un placard. À présent, il s’agit d’en sortir…

À force de tâtonner, il finit par sentir que quelque chose bouge sous sa main. Alors, il appuie, mais c’est derrière lui que le mur s’ouvre, laissant filtrer un jour gris et faible. Rabasteins se précipite et se trouve au seuil d’une pièce basse dans laquelle on descend par quatre marches.

Il ne voit pas grand-chose d’abord, sinon une espèce de cave à peine éclairée par un étroit soupirail armé de barreaux et ouvert à la hauteur de la voûte. Puis, ses yeux s’accoutumant, il distingue deux fauteuils à haut dossier, une table. Mais l’un de ces fauteuils est occupé : il aperçoit l’ampleur d’une robe claire, une silhouette de femme, et pense d’abord que l’une de ses compagnes a trouvé avant lui cette cachette. Mais quand il s’approche il constate que ce qu’il a devant lui c’est le cadavre, littéralement momifié, d’une femme en robe de mariée…

Malgré son courage, le jeune homme sent ses cheveux se dresser sur sa tête. Il comprend qu’il a résolu le mystère et qu’il a devant lui cette Lucie de Pracomtal dont il rêve depuis des heures. À présent, c’est la terreur qui l’envahit : si personne n’a pu retrouver la jeune femme, personne ne le retrouvera lui non plus. Et il pense qu’il va lui falloir mourir ici, comme elle, en face d’elle, dans ce fauteuil vide qui semble l’inviter…

Affolé, il réussit à se hisser jusqu’au soupirail en s’aidant des barreaux, ce que la pauvre Lucie n’a certainement jamais pu faire. Mais il ne voit que de grosses pierres écroulées et mêlées de broussailles. Alors il appelle, il crie, il hurle jusqu’à en être enroué. Et les heures passent, et la nuit vient et aucun bruit ne parvient jusqu’au malheureux. Il est perdu au cœur des pierres sans qu’aucun espoir puisse lui rester. Et il ose à peine, à présent, regarder sa lugubre compagne, celle à qui va l’unir le plus abominable des hyménées. Pourtant, au fond de sa peur, il trouve encore le courage de plaindre la pauvre enfant qui en plein bonheur, s’est vue condamnée à une épouvantable, une interminable agonie. Comment son époux n’a-t-il pas démoli ce château pierre à pierre pour la retrouver ?

Soudain, dans le caveau, quelque chose bouge, quelque chose apparaît : c’est le chat du gardien qui vient de se glisser par le soupirail et qui semble habitué à venir ici. Alors, une idée vient à Rabasteins. Après avoir ôté sa cravate, il saisit l’animal et la noue solidement autour de lui en dépit de ses protestations. Puis il le reporte au soupirail et le lance au-dehors. C’est une chance bien faible sans doute, mais c’est une chance tout de même. Peut-être que là-haut, on le cherche encore ?

En effet, Clansaye et Beaumont, incapables d’abandonner leurs recherches, sont encore au château. On a simplement fait repartir les dames pour Clansaye… Le retour du chat rend l’espoir à tout le monde et les recherches reprennent avec plus d’ardeur encore. Surveillé de très près, l’animal finit par conduire Beaumont jusqu’à une étroite cour intérieure, sorte de puits où s’entassent des pierres… On découvre le soupirail par lequel on fera passer un peu de vin et de nourriture puis, à la pioche, on va élargir la minuscule ouverture. Rabasteins est sauvé. Mais, en deux jours, ses cheveux sont devenus blancs.

Prévenue, Mme de Pracomtal vint de Valence pour reconnaître le corps de sa fille qu’elle eut le courage de « revoir », comme l’avait prédit la bohémienne.

Quant à Henri de Rabasteins, son tragique tête-à-tête avec Lucie devait le tourner vers Dieu. Il entra en religion et, sa vie durant, pria dit-on pour l’âme de celle qu’il avait aimée durant quelques heures…

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